Rien n'est plus dangereux qu'une idée quand on a qu'une idée, j'ai vu courir la plus meurtrière de toutes les idées... Il s'agit d'une théologie nouvelle qui a ses fanatiques et ses martyrs. Un nouveau dieu qui est la source des dieux. Et en même temps un dieu qui parle, qui ordonne, qui récompense, qui punit, un dieu que l'on touche de la main, un dieu sensible au coeur; un dieu qu'il est doux et enivrant d'aimer; qu'il est amer de ne pas aimer. Un dieu qui pardonne des années d'oubli pour un mouvement de sacrifice; un dieu qui se réjouit plus d'une brebis retrouvée que de tout le peuple bêlant fidèle à l'étable. Mais qu'est-ce que c'est ?
C'est la société même sans laquelle l'homme n'est rien et ne serait rien. A force d'étudier les religions primitives, les sociologies ont fini par trouver qu'il n'y avait jamais eu d'autres religions que ce culte, que l'on rend à la société dans les fêtes et cérémonies.
La société comme elle est, comme elle est enracinée, comme elle a poussé, comme un chêne au vent et à la neige, noueuse, tortueuse, par les guerres et les colères, est pourtant le moyen de vivre mieux, le seul moyen ; et l'école imparfaite fera l'école parfaite ; comme nous savons que le fétichisme et le polythéisme ensuite, étaient déjà une théorie du monde et un commencement de science. Donc, se soumettre, accepter, imiter, aimer. Et aussi à l'égard de soi-même, accepter ses propres faiblesses, et en tirer des vertus comme on pourra. En somme se rattacher au passé, accepter courageusement l'héritage, et relever la maison, tel est le devoir de résignation.
Les héros d'Homère ont de belles formes, mais ils n'ont pas assez de générosité. Ils ne mêlent point leur courage à leurs opinions ; ils ne voient rien au delà de leur belle vie ; rien au delà de l'Immortel. Surtout ils ne reconnaissent pas le semblable dans l'adversaire ; ils ne savent pas l'aimer dans le coup d'épée. Peut-être faudrait-il dire qu'ils n'ont point d'âme.
Acceptation, ce n'est toujours que la moitié de la religion ; l'autre est révolte, revendication, appel contre ce qui est, vers ce qui devrait être. Mais cet autre aspect n'est pas assez familier aux fidèles. Il y a de la passivité dans la religion. On y craint le bruit et le nouveau. On y dort sur les deux oreilles. Cela ne conduit pas à une forte pensée ; tout au plus à une poésie un peu molle, trop humaine.
Qu'il existe des croyants, et qu'ils soient heureux, c'est évidemment une espèce de preuve en faveur de l'Église. Mais y a-t-il des croyants ? Tout le monde me dit qu'il y en a : je n'en ai jamais connu. Des pratiquants, oui ; mais ce n'est pas la même chose.
"Alain et le bonheur" par André Maurois. Première diffusion le 13/09/1954 sur la Chaîne Nationale. La mauvaise humeur est une maladie, il ne faut jamais parler de ses malheurs, de ses malaises moraux, il ne faut jamais se plaindre…et, certes, il y a un héroïsme à bâtir son bonheur ! André Maurois parlait en 1954 de celui qui avait été son professeur de khâgne au lycée Henri IV, à Paris : le philosophe Alain.
Source : France Culture