Le passage à v
ide est un cercle vicieux ; le bonheur est un cercle vertueux. Plutôt que d'attendre passivement que le bonheur tombe de lui-même au fin fond de nos gosiers affamés, Alain nous encourage à utiliser nos forces pour le dévoiler. On commence à s'activer en croyant que le bonheur est la destination et pour peu que l'on persiste, on finit par découvrir que le bonheur est le trajet en lui-même.
« Quand [le bonheur] paraît être dans l'avenir, songez-y bien, c'est que vous l'avez déjà. »
Alain se trouve dans la continuité de
Spinoza qui rejetait le libre-arbitre et la contingence pour valoriser une philosophie de l'action. Il ne connaîtra sans doute jamais les causes exactes de ses agissements, mais il voudra ce qu'il agit, et c'est en cela que connaître et vouloir ne font qu'un. Alain développe particulièrement ce que
Spinoza avait évoqué plus laconiquement et mystérieusement dans son Ethique lorsqu'il écrivait par exemple :
« Celui qui a un Corps apte à un très grand nombre de choses, celui-là a une Ame dont la plus grande partie est éternelle. »
Alain
propose une pratique de la connaissance intuitive du corps en soulignant l'importance du travail corporel, de la posture et de l'écoute de ses rythmes, flux et créations physiologiques, loin de la dualité réductrice qui sépare corps et âme.
D'autres similitudes se retrouvent. Lorsque
Spinoza avait écrit que : « l'homme libre, qui vit parmi les ignorants, s'applique autant qu'il le peut à éviter leurs bienfaits », Alain déplore la sollicitude venimeuse :
« Je plains l'homme sensible et un peu poltron qui est aimé, choyé, couvé, soigné de cette manière-là. Les petites misères de chaque jour, coliques, toux, éternuements, bâillements, névralgies, seront bientôt pour lui d'effroyables symptômes, dont il suivra le progrès, avec l'aide de sa famille, et sous l'oeil indifférent du médecin, qui ne va pas, vous pensez bien, s'obstiner à rassurer tous ces gens-là au risque de passer pour un âne.
[…]
Le remède ? Fuir sa famille. Aller vivre au milieu d'indifférents qui vous demanderont d'un air distrait : « Comment vous portez-vous ? », mais s'enfuiront si vous répondez sérieusement ; de gens qui n'écouteront pas vos plaintes et ne poseront pas sur vous ce regard chargé de tendre sollicitude qui vous étranglait l'estomac. Dans ces conditions, si vous ne tombez pas tout de suite dans le désespoir, vous guérirez. Morale : ne dites jamais à quelqu'un qu'il a mauvaise mine. »
Malgré tous les rapprochements qu'il est possible de faire entre
L'Ethique de
Spinoza et les
Propos sur le bonheur d'Alain, les deux livres sont loin d'être identiques –on ne peut pas rendre de meilleur hommage à
Spinoza qu'en s'extrayant de ses influences premières pour devenir son propre créateur. Plus proche de nous et entravé par moins d'obstacles sociaux et politiques, Alain écrit dans une langue plus accessible et imagée. Les chapitres sont brefs et indépendants, mais ce serait une erreur de vouloir les lire ponctuellement et avec désinvolture. Si les chapitres ne sont pas classés par ordre chronologique de rédaction, c'est que leur enchaînement est implicitement porteur de sens.
Lorsque je reviens sur ce texte en picorant par-ci, par-là, je ne trouve pas la même intensité qu'en le lisant d'un bloc et dans l'observation de l'épanouissement de la pensée. Alain a crée un émerveillement souterrain qui ne peut se découvrir que dans la continuité, et non dans la discontinuité du picorage. Lus d'une traite ou presque, Les
Propos sur le bonheur accélèrent le rythme cardiaque, entraînent une surconsommation d'oxygène et déclenchent l'émission bienfaisante d'endorphines. J'ai envie de faire lire ce livre à tous les gens qui sont tristes mais surtout à ceux qui se sentent encore capables de faire déborder leurs forces hors d'eux-mêmes.
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