Jean Anglade est centenaire, et auvergnat. Né en 1915, il fut successivement instituteur, professeur de lettres puis agrégé d'Italien, enfin, romancier.
Fils d'un maçon et d'une servante, boursier, orphelin de père, cet homme fleure bon la 3ème république, la mixité sociale et l'ascenseur du même nom.
Un monument à lui tout seul.
Son ouvrage «
le tour du doigt» (il vous faudra attendre la page 208 pour connaître l'origine de l'expression) m'a été envoyé dans la cadre d'une masse critique Babelio, et je ne le regrette pas.
Il raconte l'histoire du petit Jules Vendange, poilu de 1914-1918, élève de l'Ecole normale de Clermont-Ferrand, et rebelle à l'ordre établi depuis son plus jeune âge, bine qu'Auvergnat il n'aime pas le fromage et s'en vante !
Je n'ai pas boudé mon plaisir, je n'aurai jamais acheté ce livre, mais j'ai découvert un auteur prolixe avec plus de 100 ouvrages à son actif, bien dans sa tête et dans son écriture, une écriture orale, celle d'un conteur, d'un raconteur un peu farceur, qui le soir au coin du feu captive son auditoire et l'emporte sans l'assommer, jusqu'au petit matin, parlant sans discontinuer, d'une voix grave et envoutante qui n'hésite jamais et tire avec élégance le fil de l'histoire tout en faisant griller des châtaignes accompagnées d'un petit Chanturgue ou d'un côtes d'Auvergne au goût fumé et minéral ; peut-être même que vous aurez droit à un morceau de Saint-Nectaire vieux, servi sur des tranches de pain pétri dans une farine de froment de Limagne.
Trêve de balivernes, réduire l'oeuvre de
Jean Anglade à celle d'un romancier de terroir, comme le prétendent les thuriféraires d'un antropomorphisme parisien de bon aloi, encore que détestable, relève d'une posture accommodante mais arrogante.
Le roman relate la vision d'un jeune auvergnat de 17 ans, ambitieux mais non rastignacien, sur la société française sortant avec difficulté du XIXème pour entrer pesamment dans le XXème en s'offrant une bonne guerre.
Au-delà de la description minutieuse de l'horreur de la guerre, j'ai retenu à la page 143 « Après une heure ou deux d'attente, c'est nécessairement du mort. On essaye quand même de les récupérer la nuit. Dans les cas les plus difficiles, on recourt à des spécialistes qui s'efforcent de les crocheter avec des grappins, qui les tirent à eux comme les pêcheurs bretons leurs filets. On ne peut les abandonner, cela fait mauvais effet et mine le moral de la troupe.»
On trouve dans le roman, une foison de constats , de faits, d'anecdotes, c'est cruel, toujours drôle, raconté avec la passion qui anime Jules et nous font toucher du doigt (gag !) ce qu'était le France de 1914 :
Une France rurale : «La bouée du boulanger», page 130, une tradition collective, le village se mobilise pour «chercher tout le bois nécessaire pendant un an à la cuisson du pain...»
Une France où la langue officielle a du mal à s'imposer : page 96 «Plusieurs ne connaissent pas un mot de la langue officielle et seule autorisée» et répètent «Compregne re do to !», Jules les questionne dans leur patois qu'il connaît « Abez comprengu ? » pour s'assurer que son enseignement porte ses fruits.
Une France où les femmes sont assujetties : page 99 «
Jeanne Gaillard me sera particulièrement précieuse. Elle a douze ans quand elle devient mon élève. Moi dix-sept. Dans trois ou quatre ans je pourrais l'épouser. Elle a le front large et lisse, le teint un peu pâle, des yeux e velours qui m'emplissent d'un étrange douceur chaque fois qu'elle les tourne vers moi.» ; page 105, « Et je sais aussi que Muguette Gagneraud est une vieille femme, vingt-six ans, deux fois mère de famille, et qui pleure quand elle lit les cartes-lettres de son mari absent. Mais justement, lorsque l'on pleure devant témoin, c'est peut -être pour chercher des consolations »
Une France catholique qui veut s'émanciper de la religion : page 195, leur directeur les incite à porter l'uniforme de normalien «Mais c'est aussi une manière de propagande pour l'école de
Jules Ferry. Voyez les élèves des curés, comme ils s'affichent en grande tenue ! Allez-vous leur laisser le Champ libre ? Vous devriez être fiers de porter cet uniforme, vous, les futurs hussards de la République !»
La guerre a déstructuré la société, en faisant travailler les femmes, en leur donnant une liberté inconnue jusqu'alors ; en mettant au centre du jeu les oubliés de l'histoire, en leur donnant le titre de héros, en les valorisant face aux embusqués qui se cachent loin du Front.
L'après-guerre, comme toujours, est difficile, il faut à nouveau rentrer dans le rang après avoir versé son sang pour la patrie.
C'est cette histoire que raconte autour du doigt, celle de l'ingratitude de la mère patrie pour ses héros.
Le roman est un assemblage d'histoires courtes, sans ordre chronologique, que l'on pourrait presque lire comme des petites nouvelles, l'ensemble constitue l'
histoire de Jules Vendange.
Pour planter le décor, le premier chapitre restitue l'ambiance de l'école normale de Clermont-Ferrand qui accueille, pour rafraichir leurs connaissances, les élèves-instituteurs de la classe 1913 dont la formation a été interrompue par la guerre. Partis adolescents, ils reviennent en poilus, sûrs d'eux, bardés d'une expérience que l'Ecole Normale n'aurait jamais su leur donner.
Dès août 1914, ils ont exercé pour remplacer les instituteurs vétérans, mobilisés, une histoire que la grande histoire a peu développée, celle de Jules Vendange, par exemple, nommé à Aulhat à l'âge de dix-sept ans pour enseigner à des jeunes à peine plus jeunes que lui, et dont les pères sont partis à la guerre.
Passé dix-huit ans, ils se sont retrouvés au front, plusieurs années sous la mitraille.
Le chapitre 1 «Les canaques», (je vous laisse découvrir pourquoi on les appelle ainsi), raconte leurs retrouvailles, de 23 au départ ils se retrouvent à 15.
Ils sont peu enclin à rentrer dans le moule qu'on veut leur imposer et se voient contraints de jouer les potaches iconoclastes pour des pions qui eux sont restés à l'arrière. Drôle d'époque. Ca vous forge le caractère. Jules a perdu une jambe au front.
Il en entend sur sa jambe :
Page 183 et 184 « Eh bien ! Mon cher Vendange, mieux vaut revenir aux trois-quarts que pas du tout, n'est-ce pas ?» «J'entendrai ce compliment dans la bouche des uns et des autres : je ne sui plus que trois-quarts d'homme.»
Alors pour montrer qu'il avait le caractère forgé dès sa plus tendre enfance, il nous conte par le menu comment il décida de devenir instituteur. Il n'avait le choix qu'entre curé et instituteur, je ne dévoile pas pourquoi, et finalement les circonstances le poussent vers le noble métier d'enseignant. C'est l'objet du chapitre 2 «Enfantines».
Le livre démarre vraiment à partir du chapitre 3 «Ceux de la 13», où Jules passe de la guerre contre l'inculture à la guerre tout court.
De nombreux passages à souligner :
Page 147 et suivantes : La préparation de l'offensive Nivelle «Le boucher de Craonne» au Chemin des Dames, par l'état major, un jeu de rôles où l'on assiste à la bataille d'ego entre Poincaré, Nivelle, Ribot, Micheler, Franchet D'esperrey, Castelnau, dont la conclusion est « le grand patron refuse tout net d'accepter la dite démission, vous avez toute la confiance du gouvernement, nous en reparlerons après le déjeuner. Après quoi, il pousse ses invités vers le wagon-restaurant.»
Le chemin des Dames : «Le long du plateau court une route presque droite, de Condé à Craonne. Dans le passé elle a été empruntée par plusieurs princesses royales qui venaient en villégiature dans les châteaux de la région. c'est pourquoi elle porte ce jloi nom : le Chemin des Dames.»
Les mutineries, la boisson, les tirailleurs sénégalais envoyés en éclaireurs contre la mitraille, les profiteurs : page 215 «je me rappelle les profiteurs du Soissonais, leur vin bouché à trois francs le litre, mit en bouteille la nuit précédente, entre deux et quatre heures du matin, à la lueur d'un rat-de-cave.»
Une somme de détails, d'indices, de connaissance, délivrés par Jules Vendange, une analyse méticuleuse de la société dans laquelle il vit qu'il rejette et qui le rejette également.
Le livre se lit avec avidité et sans relâche jusqu'à l'avant dernier chapitre, Jules est un pédagogue accompli, il «sauve» des générations d'élèves, leur transmettant du savoir mais aussi des clefs pour se comporter en citoyen responsable.
Les dernier chapitres «Pédagogies» et «Dialogues» sont décevants, l'échelle du temps change et les années défilent trop vite.
Derrière la parole de Jules, on entend celle de
Jean Anglade, elle se charge de regrets, elle parle de l'incompréhension des nouvelles générations devant les anciens combattants.
De rebelle, Jules Vendange devient conformiste et désabusé, je serai tenté de dire il vieillit : « Il ne nous arrive désormais rien d'heureux ni de malheureux, je dois mettre au compte de mes plaisirs, une bonne digestion, une sieste reposante, une carte postale inattendue, une violette prématurée, une mouche bleue que j'écrase d'un coup de journal.»
Malgré ce bémol,
le tour du doigt est un livre à découvrir.
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