On prête longue vie à
Jean Anglade pour nous servir encore de beaux textes comme celui-là. Il ne ravira certes pas les chantres de la modernité, les ultra connectés, mais il comporte tellement de belles vérités. Quand aujourd'hui notre quotidien baigne dans le surfait, le factice et le virtuel, il évoque une période du siècle dernier au cours de laquelle la modernité n'étouffait pas encore l'humanité des êtres. Alors que nous voici parvenus au curieux temps de ce début de 21ème siècle où le bonheur est fondé sur le pouvoir d'achat.
Jules Vendange, narrateur-acteur d'une vie d'instituteur, se souvient de ces temps anciens qui l'ont vu débuter dans son métier en Auvergne, au lendemain de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. C'est un récit dévoré par la nostalgie que nous délivre
Jean Anglade. de chapitre en chapitre, il ne cache pas son regret de voire dissoutes à jamais certaines valeurs, comme le respect de l'instituteur - devenu par la démagogie des temps modernes professeur des écoles - l'amour de la patrie, et autres "bons principes" que les hussards noirs de la République, dévoués corps et âme à leur métier, inculquaient à leurs élèves. Y compris avec l'aide pédagogique de la badine.
Regrettant le mépris affiché désormais pour toute règle, le rejet de toute autorité, alors que la provocation est devenue la norme, cet auteur inspiré par l'amour de sa terre, évoquant sa prime jeunesse, ne se dissimule même plus derrière son personnage pour déclarer qu'en "ce temps-là les pères étaient des pères, les fils étaient des fils, ils ne s'étonnaient pas de recevoir des coups de pied au derrière jusqu'au jour de leur mariage. Parfois au-delà. Cela n'empêchait ni l'amour, ni le respect. Au contraire."
Car à trop vouloir préserver la dignité humaine, notre société moderne est finalement tombée dans la négation de la personne. La soif de justice a été dévoyée par l'humanisme mercantile des médias souverains, au point qu'elle déresponsabilise l'individu. Elle est en quête de solvabilité, c'est bien plus avantageux. Liberté se confond avec permissivité. Tout se monnaie quand la morale est bannie du vocabulaire, même la vie humaine.
Ces travers méprisables suscitent le sentiment dominant de cet ouvrage : la nostalgie. On reçoit ce texte comme certainement le plus autobiographique de cet auteur régional, discret mais prolifique et talentueux.
La nostalgie, cet état de mélancolie qui vous porte à croire que la vie était mieux par le passé. Pourtant, où faut-il trouver le mieux dans l'
histoire de ce modeste fils d'ouvrier, précipité dans le métier à 17 ans, que le devoir envers la patrie a trop jeune envoyé se faire broyer sous la canonnade de la grande guerre. Loin de son village natal, de son rêve d'un monde apaisé.
Il en reviendra au trois quarts, comme il se plaît à dire. Certes rescapé mais mutilé, amputé d'une jambe. Quelques kilos de lui-même laissés dans les tranchées glauques de Craonne en 1917. de retour sur les bancs de l'école normale, avec ses camarades de promotion ils font le décompte macabre de ceux trop nombreux qui ne sont pas revenus de l'horreur des champs de bataille. Scène surréaliste de nos jours, quand nos médias nous émeuvent des déboires d'une victime larmoyante d'avoir perdue ses biens, que nos gouvernants décernent la légion d'honneur à des virtuoses du ballon rond.
Dans ces pages, il n'est jamais question de lamentation, de jérémiade. Autres temps, autres moeurs, autres valeurs, alors que tout le monde se plaint de tout aujourd'hui. Pour qui a connu pareille évolution, pareille mutation en si peu de temps, c'est le grand écart intellectuel et affectif. Inconcevable pour le coeur d'un seul homme, en une seule vie.
Alors pourquoi cette propension de l'homme à regretter le passé, même lorsqu'il a été aussi rude. Assurément parce que ces temps douloureux coïncident aussi avec une période bénie, celle de la jeunesse. La période où le corps n'est pas encore un frein à l'esprit. Mais sûrement aussi parce que de ce passé il en connaît le lendemain. Car ce que craint l'esprit par-dessus tout, c'est l'inconnu du lendemain. N'est-il pas aussi celui qui rapproche de la mort.
Et pourtant ce personnage, Jules Vendange, au sortir de la der des der, désormais révulsé par le son du clairon du concierge qui règle encore la vie à l'école des maîtres, n'en a pas fini avec les guerres. Il se remémore sa fraternisation avec un prisonnier de guerre allemand, retenu dans l'attente des conclusions de l'armistice. Lorsque ce dernier lui montre la photo de ses enfants, il ne peut s'empêcher de penser que ce sont ceux-là même qui sont revenus en 1939, venger la honte de la reddition de Rethondes. Aussi ne peut-il que s'interroger : "Que fallait-il faire ? Au lieu de lui verser du vin, devions-nous lui faire boire du vitriol ? Et aller tuer les Kinder en Allemagne tant qu'ils étaient petits ?"
Voilà un fort beau roman ancré de plain-pied dans la France profonde, cette terre d'Auvergne chère à son auteur, dans ses traditions. Ancré dans la vérité des êtres, la sagesse des anciens, durs à la peine. On y respire les senteurs porteuses de souvenirs : l'encre, la craie et même quand "la maison sent la bouse, l'oignon sec, la pomme et le coing". Plus que tout autre sens, l'odorat est le plus évocateur, le plus fidèle porteur de mémoire. L'auteur en joue. On l'imagine fermer les yeux en couchant ses mots sur le papier en quête des effluves qui le transporteront au temps béni de cette époque glorifiée. Et néanmoins si difficile.
Mais rien de beau ne se conçoit dans la facilité et le confort. Tout est là. Tout est dit.
Et bien sûr dans cet ouvrage, il est question d'amour. D'amour pudique forcément. D'amour d'un maître pour ceux qui viennent s'éveiller au monde sous son autorité mal assurée. D'amour timide de ce jeune mutilé qui se sent bien amoindri pour séduire une jeune femme. D'amour et de fidélité. Car en ces temps bénis cela allait de pair.
La nostalgie sera-t-elle la même quand elle n'aura plus de valeur auxquelles faire référence ? La nostalgie sera-t-elle la même quand l'objet du désir est devenu bien matériel ? Un objet justement ?
Un fort beau texte, très émouvant, que je relirai pour m'assurer de bien percevoir tout le ressenti de cet homme vrai. Et respirer encore les arômes du terroir.