Une redoutable et fort joueuse architecture d'aphorismes autour du corps humain et de ses ordinaires environs immédiats.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/12/30/note-de-lecture-biotope-et-anatomie-de-lhomme-domestique-philippe-annocque/
Les autrices et auteurs qui se risquent à travailler dans la redoutable zone des aphorismes savent, comme les lectrices et lecteurs attentifs, à quel point, malgré la facilité apparente d'arpentage, vue de loin, de ce lieu particulier de la géographie littéraire, le péril y est grand. On songera ainsi à deux exemples particulièrement probants du monstrueux travail que demande la réussite dans ce domaine. Pensons d'abord aux trésors d'ingéniosité déployés par un Éric Chevillard pour insuffler pendant des années au quotidien, dans la série ironique à bien des degrés qu'est « L'autofictif » (mentionnons par exemple « L'autofictif voit une loutre », « L'autofictif au petit pois » ou « L'autofictif prend un coach »), en dépit ou grâce aux aléas de l'inspiration à saisir au jour le jour, l'esprit baroque, hilarant et percutant qui hante « Palafox », « le vaillant petit tailleur », « L'auteur et moi », « Dino Egger » et tous ses autres ouvrages ne prétendant pas relever de l'anecdote, du diction jaillissant ou de l'aphorisme. Pensons ensuite, bien entendu, au spécialiste
Olivier Hervy, qui travaille au corps ce matériau bien spécifique depuis 2007 et ses « expertises », des jaillissements presque originels de «
Agacement mécanique », «
Formulaire » ou «
En bataille » aux plus récentes imbrications de «
La chauve-souris se cogne un mètre avant le mur », «
L'obstination du liseron » ou « Étrangler l'anguille », travaillant comme bien peu (à part peut-être le
Jean-Marc Agrati de «
L'apocalypse des homards ») l'insertion de la narration, de sa possibilité ou de sa suggestion, au sein du « shot » littéraire le plus court possible.
Disposant de vastes ressources imaginaires et techniques au sein de son stock-arsenal personnel, pouvant aller des investigations poétiques et historiques familiales des « Singes rouges » et de «
Mon jeune grand-père » aux marivaudages électroniques risqués de «
Seule la nuit tombe dans ses bras » et aux inquiétants miroirs de « Élise et Lise », des dispositifs malicieux et lancinants de «
Vie des hauts plateaux » aux assemblages indiciaires de «
Mémoires des failles », de la sublime métaphore étagée de «
Liquide » au malentendu terminal, tragique et hilarant de «
Pas Liev »,
Philippe Annocque s'était déjà approché tout récemment de cette zone littéraire précise : son « Petit DIRELICON » du printemps 2021 n'hésitait très naturellement pas à saisir certaines de ses définitions (car il s'agissait bien d'un « Petit dictionnaire des idées reçues sur la littérature contemporaine mais quand même un peu à la manière de
Flaubert ») sous forme de para-aphorismes ou de formules gouailleuses (et néanmoins redoutablement incisives) qui devaient beaucoup à cette forme (extrêmement) courte bien particulière.
Pour conduire à bon port ce bref recueil publié chez Louise Bottu fin
novembre 2021 sous le titre de «
Biotope et anatomie de l'homme domestique »,
Philippe Annocque s'est donc mué en un subtil mélange de médecin-légiste, de zoologue, d'éthologue, d'architecte d'intérieur et de designer d'objets du quotidien pour aphoriser l'humain de 2021 dans son univers réputé familier, à charge pour le poète qui les englobe tous de trouver les mots et les agencements pour condenser cette exploration multivariée en une série de courtes phrases, assemblées en douze triptyques « le sujet, / son anatomie / et son biotope », permettant de parcourir un extraordinaire et inattendu kilométrage littéraire en 50 pages tout juste.
Une grande partie de l'art de l'aphorisme tient au rebond, au contrepied et au paradoxe, mais aussi, plus discrètement, à une capacité rare, lorsque le texte atteint ses sommets, à évoquer pour chacune et chacun énormément d'allées résonantes en très peu de mots. On ne sera donc pas si surpris, au fond, car la ruse de
Philippe Annocque est grande, de sentir fourmiller au détour des phrases, là où on ne les attend guère, des Crocodile Dundee en chapeau de brousse, des chirurgiens fous de chez René Château, des maçons de chez
Muriel Robin, des marches de l'empereur fort peu antarctiques, de terrifiants Human Centipedes, des intestins délices d'oustachis chers au
Frédéric H. Fajardie du « Souffle court », des fours potentiellement ensorcelés dignes du « Démon dans l'île », des télévisions volontiers déclencheuses de pulsions suicidaires, et un bon nombre de métaphores enchâssées à l'intérieur d'autres métaphores. Réjouissant en diable, voici un nouveau beau terrain de jeu pour cette malice constante qui anime l'un de nos poètes les plus délicieusement polymorphes.
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