LXXVI
Le jardinier curieux de ses fleurs,
De jour en jour beant leur accroissance
Ardent les voit, et les espie, et pense
Qu'elles ont trop encoffré leurs couleurs.
Mais, lors qu'au liet il endort ses labeurs,
Son jardin fait, ce semble, en son absence
Plus de profit que quand, par sa présence,
Il amusoit des herbes les vigueurs.
J'en suis ainsi m'esloignant de mon feu :
Je l'ay trouvé en mon repos accreu.
Comme il est né s'accroissant de paresse
Sans moy, sur moy, il monstre ses effortz,
Il me poursuit lors que je le delaisse,
C'est un malheur qui veille quand je dors.
Sous un œil languissant et pleurant à demi,
Sous un humble maintien, sous une douce face,
Tu cache un faux regard, un éclair de menace,
Un port enorgueilli, un visage ennemi.
Tu as de la douceur, mais il y a parmi
Les six parts de poison ; dessous ta bonne grâce,
Un dédain outrageux à tous coups trouve place.
Tu aimes l’adversaire et tu hais ton ami,
Tu fais de l’assurée et tu vis d’inconstance,
Ton ris sent le dépit. Somme, ta contenance
Est semblable à la mer qui cache tout ainsi
Sous un marbre riant les écueils, le désastre,
Les vents, les flots, les morts. Ainsi fait la marâtre
Qui déguise de miel l’aconite noirci.
XXXI
Dans le parc de Thaley, j'ay dressé deux plasons
Sur qui le temps faucheur ny l'ennuyeuse estorse
Des filles de la nuict jamais n'aura de force,
Et non plus que mes vers n'esteindra leurs renoms.
J'ay engravé dessus deux chiffres nourrissons
D'une ferme union qui, avec leur escorce,
Prend croissance et vigueur, et qu'avecqu'eux s'efforce
D'acroistre l'amitié comme croissent les noms.
Croissez, arbres heureux, arbres en qui j'ay mis
Ces noms, et mon serment, et mon amour promis.
Aupres de mon serment, je metz ceste priere :
« Vous, nymphes qui mouillez leurs pieds si doucement,
Accroissez ses rameaux comme croist ma misere,
Faites croistre ses noms ainsi que mon tourment. »
Sonnet XLII.
Auprès de ce beau teint, le lys en noir se change,
Le lait est basané auprès de ce beau teint,
Du cygne la blancheur auprès de vous s’éteint,
Et celle du papier où est votre louange.
Sucre est blanc, et lorsqu’en la bouche on le range
Le goût plaît, comme fait le lustre qui le peint.
Plus blanc est l’arsenic, mais c’est un lustre feint,
Car c’est mort, c’est poison à celui qui le mange.
Votre blanc en plaisir teint ma rouge douleur,
Soyez douce du goût, comme belle en couleur,
Que mon espoir ne soit démenti par l’épreuve,
Votre blanc ne soit point d’aconite noirci,
Car ce sera ma mort, belle, si je vous trouve
Aussi blanche que neige, et froide tout ainsi.
Mille baisers perdus, mille et mille faveurs,
Sont autant de bourreaux de ma triste pensée,
Rien ne la rend malade et ne l’a offensée
Que le sucre, le ris, le miel et les douceurs.
Mon coeur est donc contraire à tous les autres coeurs,
Mon penser est bizarre et mon âme insensée
Qui fait présente encor’ une chose passée,
Crevant de désespoir le fiel de mes douleurs.
Rien n’est le destructeur de ma pauvre espérance
Que le passé présent, ô dure souvenance
Qui me fait de moi même ennemi devenir !
Vivez, amants heureux, d’une douce mémoire,
Faites ma douce mort, que tôt je puisse boire
En l’oubli dont j’ai soif, et non du souvenir.
AGRIPPA D'AUBIGNÉ / LES TRAGIQUES / LA P'TITE LIBRAIRIE