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EAN : 9782849907740
Editions des Equateurs (06/01/2021)
3.75/5   8 notes
Résumé :
Un roman bouleversant et universel sur le courage d’être soi. C'est l'histoire d'une femme en fuite. Née dans un pays qui, après l'effondrement du communisme, croque les fruits empoisonnés du capitalisme, l'héroïne de ce roman grandit parmi des humains au regard rivé sur leur écran de télévision. Elle fait partie de ce corps malade et court les fuseaux horaires. Pour échapper à soi-même, à la terre des origines, à l’histoire des parents, aux blessures passées, aux a... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
Oublier les fantômes du passé pour se construire

C'est en marchant au bord du monde que la narratrice du roman d'Alexandra Badea va finir par se trouver. Une quête qui commence du côté de Bucarest pour se finir à Kinshasa, en passant par Paris, Mexico, Tokyo et Amsterdam.

Un matin qui a tout l'air d'un matin comme tous les autres. Réveil dans un petit matin blafard, métro et bancs de l'université pour un cours de marketing. Sauf que cette journée est capitale: les résultats de l'examen d'entrée au conservatoire vont changer la vie de la narratrice. Car après les échecs successifs des années précédentes, c'est sa dernière chance. Qu'elle ne saisira pas, car sa candidature est définitivement rejetée. Désormais, elle marche dans la vie comme une automate. Même Seb, son petit ami, l'indiffère.
«Tu es revenue à ta vie doucement. Tout a repris son ordre préétabli, signé il y a longtemps dans la promesse et l'échec d'une éducation. Tu as repris le même chemin. le réveil sonne à la même heure. Tu te lèves sans penser à rien. Tu te mets sous la douche et tu attends le réveil de ta peau. Ensuite tu marches, tu t'assois dans les mêmes amphis, dans les mêmes salles pour remplir ta tête des mots qui n'ont plus aucun sens. Tu retournes à ton boulot, tu guettes les passants dans la rue, tu remplis des formulaires, tu tries, tu écris, tu tues le temps, tu tues ton temps.» le hasard la conduit jusqu'à l'institut français où Bleu de Krzysztof Kieślowski
est à l'affiche. En sortant de la projection, elle prend une brochure sans imaginer que ce sera sa porte de sortie. Un formulaire pour une bourse d'études en France s'y trouve. Elle s'inscrit, et cette fois, elle sera admise. Encore quelques jours pour aller voir son père, mais ça fait deux mois qu'il est en Italie. Encore quelques jours pour aller voir sa mère. Mais les deux femmes n'ont plus rien à se dire depuis longtemps. Encore quelques jours pour dire adieu à Seb. Mais il n'y a plus d'amour. Elle tire un trait sur sa vie d'avant et part pour la cité universitaire de Nanterre.
«Tu es dans le no man's land de ta vie, entre deux frontières, tu attends qu'on te donne accès à une autre existence. le temps te traverse librement, sans obstacle, pour la première fois, tu as le temps. Tu l'inventes comme tu le respires.»
Les jours passent jusqu'à ce qu'un inconnu ne l'aborde dans la cour carrée du Louvre et ne l'invite à une soirée qui se termine dans le lit d'un inconnu. Khaled va lui permettre de poser les jalons d'une nouvelle vie que l'arrivée inopinée de Seb ne changera pas. D'ailleurs les deux amants ne font que passer et la laisser avec ses incertitudes. Après un premier emploi décroché en France, un retour avorté en Roumanie, la voilà repartie vers le Mexique pour une nouvelle expérience qu'elle espère salvatrice. D'autres suivront, toujours ailleurs, comme un long voyage sans but.
Alexandra Badea souligne mieux que personne cette temporalité bizarre qu'accompagne l'exil. Cette impression d'être à deux endroits à la fois tout en n'étant nulle part. Cette quête effrénée de stabilité dans un univers instable au possible. Mais aussi le refuge que constitue une langue que l'on s'est appropriée et qu'on ne cesse d'explorer comme un trésor. Ce français qu'elle cajole sans en oublier pour autant les aspérités et les sonorités. «Attendre, atteindre, éteindre». Une écriture que la dramaturge apprivoise aussi avec l'emploi de la seconde personne du singulier pour raconter cette odyssée. le «tu» lui permet à la fois une certaine distanciation et, à la manière d'une entomologiste, d'observer avec attention tous les faits et gestes, toutes les émotions décrites. On l'accompagne volontiers dans sa quête.

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Tu marches au bord du monde est un roman frustrant, contant l'histoire d'une jeune femme qui traverse sa vie sans la vivre, d'un endroit à un autre, d'une romance à une autre. Elle narre de l'histoire de quelqu'un qui fuit ses démons mais se jette constamment dans leurs bras.

J'ai aimé la richesse initiale de ce personnage : une jeune femme évoluant dans la Roumanie post-soviétique, un personnage sans point de repère familial ou social stable mais instruite, qui rompt avec son quotidien, non par choix, mais pour fuir le gouffre dans lequel elle s'abîmait.

Pourtant, j'ai été mal à l'aise quasiment jusqu'à la fin. C'est un personnage qui cherche à vivre par elle-même, qui en a souvent l'opportunité, mais qui, à chaque fois, décide de dépendre des hommes qu'elle rencontre. Elle s'abandonne totalement en ces rencontres et ces quelqu'un vont systématiquement lui imposer le cours de leur relation. Ce n'est jamais violent mais toujours toxique.
Il n'y a pas de quête de la sexualité, comme le dit la quatrième de couverture. J'ai trouvé que la sexualité figurait plus comme un témoin de l'histoire qu'elle vit que comme l'objet d'une recherche. Elle a un rapport au corps, au sexe, comme un instrument social (le même point de vue que sa mère, autre grande thématique du roman), et conserve ce rapport au corps, jusqu'à la fin.

Parmi les personnages secondaires, le psychologue m'a beaucoup intéressé. Il est une étape libératrice pour elle. Avec lui, elle arrive à se livrer, à cracher ce sentiment de révolte contre le conditionnement social et intellectuel qu'on lui impose : son histoire, son origine géographique, son origine social, l'appartenance à une communauté. La prostituée qu'elle rencontre une fois est aussi un des personnes que j'ai trouvé important : elle est un miroir de la narratrice, sans sa chance, et lui livre une version de ce que sa propre vie pourrait être.

C'est un long voyage initiatique, durant lequel chaque étape la renvoie à ses débuts, à ses troubles, aux fantômes de son passé. Elle guérit peu à peu ses blessures : son père, sa mère aux termes de longues pages, et seulement aux derniers moments du livre, sa dépendance à autrui. Elle finit par ne plus obéir aux injonctions et au conditionnement construits par la société paternaliste d'où elle vient.

En tant que lecteur, ce roman m'a interrogé aussi. Ma vision de l'indépendance était-elle erronée ? Penser qu'un personnage féminin se devait d'être libre et fort pour être le personnage idéal d'une quête de la féminité et de la maîtrise de sa vie, est-ce une vision tout aussi patriarcale que de ne pas y penser ? Bref, intéressant mais pas facile.

Pour finir, je trouve ça très beau qu'Alexandra Badea ait choisi d'écrire en Français, alors que son personnage ne vit pas une vie en rose en France : complications administratives, arrogance de la bourgeoisie parisienne et fréquentation de toute une misère masquée, et à la seconde personne. Pas si dérangeante, on s'y adapte vite et ça donne une perspective de journal intime.

Un grand merci à Babelio pour ce MC et aux Éditions des équateurs.
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Roman sur l'exil, mais aussi chemin initiatique, ce livre m'a d'abord séduite par son titre que je trouve d'une justesse émouvante. J'ai eu pourtant un peu de mal à rentrer de plain pied dans l'histoire : écrit à la 2ème personne du singulier, le texte m'a paru parfois artificiel à cause de ce parti pris, car en effet comment me reconnaitre dans cette héroïne avec qui j'ai a priori peu de choses en commun ? Nous la suivons pas à pas dans ces multiples exils, de déception en engouement passager pour un homme ou un pays, ne se trouvant jamais à sa place, et ignorant tout du chemin à suivre. Il y a des longueurs dans ce récit qui décrit par le menu les états d'âme de la jeune femme, ses doutes, ses peurs, ses errances, et pourtant j'ai fini par me prendre au jeu tant les questions qu'elle pose sont universelles : comment vivre le présent ? comment faire avec ses blessures et leurs cicatrices ? qu'est-ce qu'aimer ? Certaines de ses réponses ou des phrases qu'elle pose à certains endroits du texte sont magnifiques de vérité et de simplicité. Alors même si je maintiens que le texte aurait pu être allégé, c'est un livre dont je garderai longtemps je crois l'atmosphère en moi, à la fois douloureuse et exaltée. Merci à Masse Critique pour cette découverte.
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Tu marches au bord du monde d'Alexandra Badéa est le roman d'une quête de soi en parcourant désespérément le monde. Un roman générationnel intense, et peut-être même un peu trop intense.
La narratrice, dont on ne connaîtra jamais le nom, est née et a grandi en Roumanie, pays marqué par le régime totalitaire de Ceausescu. Ses parents sont séparés et elle garde des souvenirs très tristes de son enfance. Elle refuse de devenir comme ses parents, elle souhaite plus que tout devenir actrice mais elle n'est pas admise au Conservatoire. Tous ses rêves s'effondrent. Son avenir devient flou, elle craint d'être prise au piège dans une routine et un immobilisme qui lui font horreur. Et puis, par hasard, elle tombe sur une brochure, on pourrait lui proposer une bourse pour aller étudier à Paris. Elle saisit cette opportunité et quitte tout pour la France et pour plus loin encore, car à partir de là, notre héroïne va chercher éperdument un sens à sa vie, une place dans ce monde où elle se sent perdue.
J'ai lu ce roman comme on lirait un long spleen tant la quête de notre héroïne semble désespérée. La narration est originale, à la seconde personne du singulier, elle peut donner l'impression que la narratrice soit interpelle le lecteur soit s'interpelle elle-même, et une fois le livre fermé, je reste plus sur cette dernière impression, me sentant par moments en marge face à l'intensité de cette souffrance de vivre, de trouver sa place comme un besoin vital. La narratrice a beau parcourir le monde, elle reste très renfermée sur elle, en boucle sur ses parents, sur ses désillusions sentimentales. Elle fuit son pays mais ça ne semble pas l'aider, au contraire, son mal-être la poursuit, semble même s'accentuer, jusqu'au voyage ultime, celui qui taira ses angoisses, enfin.
L'écriture d'Alexandra Badéa est magnifique, durant ma lecture j'ai été frappée par la fulgurance, par la beauté de sa plume.
J'ai particulièrement aimé le regard lucide et poétique porté sur le monde et notre société qui vient parsemer le roman de ses éclats géniaux.
Mon bémol ce sera l'héroïne de ce roman qui m'est apparue agaçante bien trop souvent, que je n'arrivais pas toujours à suivre dans sa spirale de mal-être, dramatisant à l'excès, réduisant parfois le récit à un discours assez égocentrique.
Tu marches au bord du monde, un titre d'une grande poésie et d'une belle justesse pour un roman sur la souffrance d'exister. Je sors pourtant mitigée de cette lecture, j'ai adoré la plume de l'auteure, cette écriture fabuleusement poétique, ce regard authentique sur le monde et pourtant en décalage complet avec la personnalité de l'héroïne. Je n'ai pas accroché à cette personnalité "too much" à mon goût.
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Je remercie Masse Critique et les éditions Equateurs pour cette belle découverte. La couverture m'avait interpellée et le contenu m'a conquise.
Récit à la deuxième personne, c'est moi, c'est toi, c'est nous...
Réflexions autour de l'amour, du lien aux autres, de notre place dans la vie à travers plusieurs terres d'asile.
La narratrice cherche des réponses, cherche qui elle est et se laisse emporter à chaque fois ; sentiment d'être dépossédée de tout, d'être libre mais incomplète.
C'est un réel coup de coeur. On entre dedans en apnée, on parvient parfois à reprendre son souffle et on replonge.
Le style est direct, les réflexions sont profondes. Je me suis identifiée à cette femme, j'ai aimé partager ses doutes, sa colère et ses pulsions. On pourrait penser que ce sont ses relations "amoureuses" qui l'ont guidées, qui lui ont permis de faire ses choix, mais comme le dit Adé, "on rencontre les gens qu'on a besoin de rencontrer".
Le hasard existe-t-il?
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Citations et extraits (12) Voir plus Ajouter une citation
Tu recrées cette image dans ta tête: les Aztèques recevant les conquistadors espagnols avec la conviction qu'ils étaient les émissaires de leurs dieux. La réponse de Cortés fut simple: il a tout simplement abusé de cette confiance. Juché sur un cheval blanc, paré d’une armure brillante, il correspondait tellement à l'image d'un dieu qu'il n'a rencontré aucun obstacle dans sa conquête. La réponse de Cortés est la réponse de l’homme de pouvoir, du mâle dominant, de celui qui écrase avec le sourire figé sur ses lèvres, de celui qui s'enivre par le jeu des dominations, de celui qui jouit en brandissant le scalp du vaincu. La réponse de Cortés est la réponse d'un continent. Elle t'appartient. Tu fais partie d’une civilisation qui s'est développée dans un court intervalle de temps grâce aux matières premières pillées à des territoires écartés de l'Histoire. Par ricochet, tu tires les avantages de cette opération. La réponse de Cortés est le premier pas vers la fracture du monde.
Tu entends pour la première fois l’expression «commerce triangulaire». Tu te demandes comment tu as pu attendre si longtemps avant de comprendre ce concept fondateur de la révolution industrielle, ce mécanisme subtil qui a engendré de nouvelles sociétés. Même si tu viens d’un peu plus loin, ton territoire a été aussi contaminé, sauf que là-bas les gens ont fermé les yeux plus longtemps. p. 196
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INCIPIT
Le trio en sol majeur de Schubert déchire le silence du matin. Il est six heures. Dehors, il fait encore nuit. Dans l’immeuble d’en face, des fenêtres s’allument. On dirait des toiles de Hopper. Tu les regardes pendant quelques minutes, le temps de te réveiller complètement. Tu imagines des histoires à partir de ce que tu vois. Des femmes, des hommes et des enfants isolés chacun dans son cube : une cuisine, une salle de bains ou une chambre. Le même décor, les mêmes meubles, les mêmes lampes, les mêmes tons de lumière blafards.
Tu te lèves, tu descends du lit, tu fais deux pas et tu saisis ta trousse de toilette. Tu te diriges vers les douches communes au fond du couloir.
À cette heure-ci, tu ne vas croiser personne, il n’y a pas d’attente, tu peux prendre ton temps.
C’est ton seul moment de solitude de la journée. Tu mets le réveil une demi-heure plus tôt, tu as besoin de ce tête-à-tête avec toi, les pensées descendent dans ton corps, tout se pose doucement, la peur accumulée pendant la nuit s’éloigne un peu.
Tu partages cette chambre délabrée avec une autre fille depuis quatre ans. Au début, vous étiez quatre, après trois, et maintenant vous êtes deux. Au fur et à mesure de l’avancée dans la scolarité, vous avez droit à une plus grande surface. C’est la dernière année. Ça va être la dernière année. Chaque jour, tu répètes cette phrase pour te donner du courage.
Tu descends dans le métro. Ton regard se pose sur les grandes lettres qui composent le nom de la station. « Les Défenseurs de la patrie. » La deuxième lettre est tombée l’année dernière et on ne l’a pas encore remplacée. Dans les noms des stations, il y a souvent une lettre qui manque. Tu les repères à chaque arrêt du métro, c’est ton jeu secret avec la ville. En arrivant à la station « Les Héros de la révolution », tu te demandes quel est le lien entre eux et « Les Défenseurs de la patrie ». Deux stations les séparent. Peut-être deux générations ? Les grands-parents qui ont fait la Seconde Guerre mondiale et les petits-enfants qui ont renversé le régime cinquante ans plus tard ? À deux stations de distance, ils se regardent de loin.
À huit heures, tu commences les cours à la fac et tu essaies de ne pas t’endormir devant des diaporamas en PowerPoint expliquant les techniques de marketing de demain. Comment piéger davantage de clients. Inciter à la consommation, dépenser, soutenir l’économie, produire plus que nécessaire pour ne pas laisser la connerie se dissiper.
Le professeur parle. Il écrit des chiffres et des formules sur le tableau. Tu regardes sans rien comprendre. Tu ne peux pas comprendre. Tu ne fais aucun effort pour comprendre, ton cerveau est trop plein d’autres choses.
Tu restes assise dans cette salle de classe, tu l’écoutes, tu prends des notes mais tu es loin d’ici. Tu ne sais même pas à quoi tu penses. Tu ne sais rien. Et cette peur qui t’envahit t’empêche de vivre, s’immisce partout dans ton corps, surgit à chaque fois que tu essaies de sortir de la marche ordonnée du quotidien.
La peur revient. Tu ne peux pas la nommer. Elle n’a pas de corps, pas de visage, elle flotte à la surface de ta peau. Elle prend le pouvoir, elle fixe le rythme de ton cœur, le sens de tes sécrétions, la tessiture de ta voix. Tu la sens mais tu ne peux pas l’expliquer, alors comment tu pourrais la combattre. Tu n’essaies même pas.
Tu voudrais partir d’ici, tu voudrais disparaître, ce n’est pas ton endroit, ce n’est pas ta vie. Tu assistes à un spectacle qui ne t’appartient pas. Témoin inactif, passif, à attendre une résolution écrite à un autre endroit.
Il est huit heures du matin et tu es déjà fatiguée. L’énergie s’est dissipée pendant les premières heures de la matinée. C’est comme ça depuis quelque temps. Tu vis en boucle comme les adultes qui ont trahi leur jeunesse. Toi, tu n’as pas encore oublié complètement tes rêves, mais ce mouvement est en train de se produire lentement. Si quelque chose ne change pas dans les jours qui suivent, tu oublieras tout et tu t’inscriras dans le rang des corporatistes honnêtes. Ce n’est même pas une affaire de jours, c’est une affaire d’heures. Tu as peur plus que d’habitude ce matin. La liste sera affichée en début d’après-midi. Dans quelques heures, tu sauras si tu as été admise au Conservatoire. C’est la cinquième fois que tu passes le concours. C’est aussi la dernière fois. L’année prochaine, tu auras dépassé la limite d’âge. Une nouvelle vie est en train de s’ouvrir à toi. Tu le sais, tu le sens. Peu importe le résultat, tu vas changer de vie.
Si tu as ce concours, tu vas détruire tout ce que tu as construit ces trois dernières années. Tu laisseras derrière toi le marketing. Tous ces chiffres et toutes ces formules que ce professeur est en train d’enchaîner sur le tableau, tu pourras les jeter à la poubelle de ta mémoire. Tu garderas sans doute ton petit boulot d’enquêtrice de rue, histoire de payer ta scolarité et tes charges. Mais tout le reste va changer.
Si tu n’as pas le concours, tu vas détruire tout ce dont tu as rêvé depuis sept ans, tout ce qui est ancré dans ton être profond. Tu as décidé de ne plus jamais mettre les pieds dans un théâtre, ce serait trop douloureux. Tu vas vider ta bibliothèque, tu vas finir ton master et tu vas accepter l’offre de ton employeur actuel. Tu vas passer ta vie à grimper les échelons et à améliorer tes assurances, tu vas passer tes vacances d’hiver dans les Alpes autrichiennes et tes vacances d’été aux Baléares comme tout individu de la classe moyenne montante. Ça va être ça, ça pourrait être pire, tu vas t’y faire à cette idée. On l’a tous fait. On a tous oublié les commencements, alors tu pourras le faire aussi, tu pourras aussi t’inscrire sur la liste des perdants camouflés dans un costard de gagnant soldé chez Armani trois ans après la fin de la collection.
Le séminaire se termine. Vous sortez tous. Tu traverses la passerelle en verre qui relie les deux bâtiments de l’Académie de sciences économiques, l’immeuble néoclassique avec ses colonnes et sa coupole et le parallélépipède néosoviétique avec son carrelage sali par les tags et les restes d’affiches décollées. Tu aimes beaucoup traverser cet espace, tu te sens suspendue à un vide inconnu, loin de cette ville dans un endroit que tu ne connais pas, dans un film américain pas trop dégueulasse, de ceux qu’on peut voir à la télé le dimanche après minuit. Tu t’arrêtes une minute et tu regardes les voitures et les passants qui défilent sous tes pieds. Dans ce lieu de passage, loin de l’agitation extérieure, tu te sens protégée.
Tu sors dans la rue. C’est un après-midi de fin septembre qui ressemble aux automnes du lycée, quand tu séchais les cours avec tes amies pour vous promener dans la forêt. Dans la petite ville de province où tu as grandi, il n’y a rien à faire mais il y a la forêt. Autrefois tu te perdais sur ses sentiers, parmi les branches coupantes des arbres, et tu oubliais qui tu étais. Tu marchais et tu écrivais dans ta tête une autre histoire, cette histoire que ta mère avait oublié de te raconter. Ce n’était pas une histoire avec des fées ou des princesses, c’était une histoire avec une fille qui habitait ailleurs. Loin d’ici. Tu ne savais pas où, ni avec qui, mais tu l’envoyais loin, à chaque fois dans un endroit différent. Ton espace se limitait à cette ville de province et à quelques images volées aux livres et aux films, mais au milieu de cette forêt ton imaginaire s’envolait, il te portait loin, tu t’évadais de ce décor grisâtre.
Cette adolescente égarée dans la forêt revient près de toi pendant que tu traverses un square rempli de gosses hyperactifs et de grands-mères hystériques. Une meute de chiens errants fouille dans les poubelles qui se déversent. Ils te font peur. On dirait des loups égarés dans l’espace urbain.
Tu mets tes écouteurs. Tu écoutes le même CD depuis deux mois. Radiohead. « No Surprises » commence et tu te sens mieux. Tu t’accordes à la mélancolie de la chanson. Tu bouges les lèvres, tu chantes un peu et tu continues à marcher dans ce quartier délabré que tu aimes tellement. Des maisons anciennes décrépites, qui ont oublié leurs propriétaires, des murs qui tombent sous une lumière de fin du monde, des clôtures bancales en fer rouillé, des jardins envahis d’herbe et de lierre. C’est beau, c’est presque un décor d’opéra. Tu as envie de danser dans ces ruines. Tu es fascinée par ce quartier préservé des pelleteuses qui ont rasé pendant cinquante ans les bâtiments historiques de la ville pour construire à la place des tours en béton. Tu aimerais trouver une mansarde ou une cave pour y habiter, tu en as marre de partager cette chambre au foyer universitaire, mais pour l’instant il n’y a rien. Juste des panneaux « À vendre », mais personne pour acheter car, au prochain tremblement de terre, ces murs affaiblis par le temps pourraient s’effondrer complètement. Tu traverses ce quartier chaque jour en faisant un petit détour entre l’Académie et ton boulot pour te donner l’illusion qu’une nouvelle vie pourrait commencer à cet endroit. Une vie inconnue qui portera une odeur forte.
Tu arrives devant un immeuble soviétique des années 1970, tu sonnes à l’interphone, on t’ouvre, tu montes. Tu n’aimes pas les ascenseurs. Une fois, tu es restée bloquée une nuit entière à côté de deux corps inconnus, l’air s’évaporait et tu pensais mourir. Alors tu préfères monter à pied même si c’est au cinquième étage. Tu pousses la porte de l’appartement qui fait office de siège de la société de marketing qui te paye tous les trente du mois pour vingt heures d’enquête aux bouches du métro, tu enfiles un uniforme jaune fluo qui ne te va pas du tout, tu prends tes formulaires et la caisse de yaourts. Aujourd’hui, tu vas tester un nouveau produit. Tu vas rester quatre heures dans le froid pour demander aux passants qui acceptent de goûter ton yaourt s’ils aiment son goût, sa couleur, son odeur et son emballage. Quarante questions que tu dois remplir en moins d’une minute, sinon tu ne vas pas faire t
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Tu es dans le no man’s land de ta vie, entre deux frontières, tu attends qu’on te donne accès à une autre existence. Le temps te traverse librement, sans obstacle, pour la première fois, tu as le temps. Tu l’inventes comme tu le respires.
Tu écris à Seb une semaine après ton arrivée, nourrie par l’errance dans la ville, par l’absence des corps autour de toi, par ce silence profond qui t’entoure.
Depuis que tu es là, tes échanges se limitent aux contacts avec les vendeurs, avec les serveurs, avec les gardiens du foyer. Tu retournes à la condition essentielle de l'humanité. p. 63
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La peur revient. Tu ne peux pas la nommer. Elle n’a pas de corps, pas de visage, elle flotte à la surface de ta peau. Elle prend le pouvoir, elle fixe le rythme de ton cœur, le sens de tes sécrétions, la tessiture de ta voix. Tu la sens mais tu ne peux pas l’expliquer, alors comment tu pourrais la combattre. Tu n’essaies même pas.
Tu voudrais partir d’ici, tu voudrais disparaître, ce n’est pas ton endroit, ce n’est pas ta vie. Tu assistes à un spectacle qui ne t’appartient pas. Témoin inactif, passif, à attendre une résolution écrite à un autre endroit.
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Seb sort de ton sexe et jouit sur ton dos. Tu ne prends pas la pilule alors il se débrouille comme il peut. Il t’essuie la peau avec du papier hygiénique, il pisse et il tire la chasse en sortant. Tu restes seule, le regard plongé dans la baignoire et tu sors de ton rôle. Tu retournes au présent, au concret, la réalité devient aveuglante comme cette lumière fluo qui te donne des migraines.
Qu’est-ce que je fous là ? La question dépasse le cadre immédiat. Tu ne sais pas où placer ton corps. Tu sais juste qu’il faudra marcher, t’éloigner de ce lieu, respirer.
Tu sors de la salle de bains, ils sont de retour devant leurs ordinateurs, tu ramasses tes affaires et tu lui dis au revoir. Il te regarde sans te comprendre. Il te prend la main et te demande de rester.
— Je dois faire un tour. Je vais revenir plus tard.
Tu mens. Tu sais très bien que tu ne le feras pas. Tu as besoin de rester seule, mais tu le rassures. Tu l’as toujours fait, c’est le socle de votre relation.
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Vidéo de Alexandra Badea
Les questions d'identité fracturée et de recherche de soi sont récurrentes dans l'oeuvre intense d'Alexandra Badea. La sortie de son second roman "Tu marches au bord du monde" (2021, Editions de l'Equateur) est l'occasion de se plonger dans les obsessions de celle qui est aussi juste dans son écriture que dans ses mises en scène.
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