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EAN : 9782365698313
288 pages
Editions Les Escales (04/01/2024)
3.95/5   113 notes
Résumé :
Le parcours hors du commun de Sonia Pierre, militante des droits humains, qui fit de sa vie un combat.
Sonia Pierre naît en 1963, en République dominicaine, de parents haïtiens. Enfant brillante, elle grandit dans un batey, un campement de coupeurs de canne à sucre, et développe très rapidement une conscience politique forte, témoin du traitement réservé aux Dominicains d'origine haïtienne. Devenue avocate, elle luttera toute sa vie pour les droits des enfant... >Voir plus
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Lorsque j'ai refermé ce livre, la première pensée qui m'a sauté à la figure a été de me demander pourquoi je n'avais jamais entendu parler de Sonia Pierre, avocate haïtienne militante des droits humains, exceptionnelle femme pressentie pour l'obtention du Prix Nobel de la Paix, décédée prématurément en 2011.

Catherine Bardon a fait le choix de la biographie romancée. Tout est donc recentré sur l'incroyable trajectoire militante de Sonia Pierre. Elle, la fillette noire née en République dominicaine dans un misérable batey ( sorte de campement où vivent les braceros, coupeurs de canne à sucre, structure néo-esclavagiste intégrée dans des plantations ), sauvée par l'école et un prêtre instituteur qui a cru en elle. On suit les différentes étapes de son parcours qui démarre à 13 ans, en 1976, lorsqu'elle apprend à lever le poing en organisant une manifestation de braceros pour réclamer de meilleurs salaires et conditions de vie.

L'autrice n'invente rien qui n'aurait pu se passer, trouvant un harmonieux dosage fiction / documentaire afin d'éviter la sécheresse strictement biographique d'un personnage qui a toujours afficher discrétion et pudeur ( Sonia Pierre n'a jamais mis en avant sa vie privée et familiale, ce qu'a respecté Catherine Bardon ). le gras romanesque vient du truculent personnage de Kerline, l'amie d'enfance, totalement fictif : un excellent contrepoint, miroir de ce que Sonia Pierre aurait pu devenir en enchaînant les grossesses précoces et en trimant pour élever dans l'indigence ses nombreux enfants.

Les pages se tournent toutes seules tant Catherine Bardon possède un vrai talent de conteuse. On sent à quel point elle aime son héroïne, mais sans chercher à imposer son admiration, jamais elle ne force le trait pour pousser le lecteur dans un sens. Ce sont ses choix narratifs qui lui permettent de se positionner et de s'indigner. Elle avance subtilement pour susciter l'empathie du lecteur et y parvient d'autant plus aisément que les combats de Sonia Pierre, en plus d'être justes, résonnent de façon très universelle avec l'actualité et l'interrogent.

Lorsqu'elle créé en 1981 la MUDHA ( Mouvement des femmes dominico-haïtiennes ), cette organisation associative a pour but d'éveiller l'opinion publique internationale et dominicaine sur le sort injuste et précaire des travailleurs des bateyes. Très rapidement, l'avocate face au déni permanent des droits basiques des Haïtiens et de leurs descendants en République dominicaine, elle saisit la juridiction de la Cour interaméricaine des droits de l'homme. Mais cela n'empêche la gouvernement dominicain de réformer la Constitution pour supprimer le droit du sol avec effet rétroactif pour rendre apatrides près de 250.000 Dominicains d'ascendance haïtienne, puis pouvoir les expulser … des thématique très actuelles qui ressurgissent en France dans les débats politiques sur la loi immigration.

Il existe toujours 411 bateyes, face bien cachée de la République dominicaine.

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Un roman totalement passionnant, très documenté, un pan de l'histoire que je ne connaissais pas . L'auteure nous raconte la vie de Sonia Pierre, de sa naissance jusqu'à son décès Elle est née 1963 en République Dominicaine, de parents haïtiens. Elle vit , dans les « Batey »où la misère règne.Les personnes sont exploitées,ils travaillent dans les cannes à sucre, jusqu'à épuisement, pour un salaire minable ,à peine de quoi nourrir leurs familles . Des personnes apatrides, ont leur à enlever toute dignité humaine . Sonia a eu la chance d'aller à l'école et de faire connaissance de Père Anselme, son instituteur, Ce dernier a découvert son potentiel, et à tout fait pour qu'elle puisse continuer ses études, elle qui voulait devenir avocat. A treize ans , elle participe ,à sa première manifestation.
Sonia va apprendre très vite et comprendre cette situation de discrimination. Une grande dame qui va oeuvrer toute sa vie, pour la défense des droits de l'homme. Non sans mal, mais c'est une battante , malgré les menaces faites à son encontre. Un combat qu'elle mènera toute sa vie, mettant de coté son rôle de mère et d'épouse. Certaines personnes l'encourageront, dans ses démarches. Atteinte d'une maladie cardiaque, elle décédera subitement. Avant sa mort, elle avait demandé à sa fille de continuer son combat. L'auteure nous offre une biographie légèrement romancée. Un témoignage poignant, bouleversant, mettant en avant toutes ces discriminations, ces sentiments de haines, ces sentiments raciaux, des moments qui perdurent et perdurons encore. Une plume sensible subtile rendant une lecture à la fois tragique, bouleversante , un bel hommage pour cette grande Dame.
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Haïti en 1950, on recrute des hommes et des femmes pour travailler dans les plantations de cannes à sucre de la République dominicaine. L'espoir d'avoir un travail, une maison, un bel avenir. Maria Carmen et André n'ont pas hésité et sont montés dans le camion.

Ce roman met en évidence le destin hors du commun d'une femme exceptionnelle, opiniâtre et discrète. Sonia Pierre déterminée à exister à égalité avec les autres, elle va construire dès son adolescence, brique par brique le mur de sa révolte. Elle va créer le MUDHA le mouvement des femmes Dominico-Haitiennes pour rendre visibles les invisibles. Une combattante, une mère, une épouse. Toute une vie de militantisme à parcourir le monde pour faire entendre la voix de sa communauté

À travers le portrait de cette femme que je ne connaissais pas, j'ai beaucoup appris sur l'exploitation des ouvriers haïtiens dans les plantations, une vie de galérien, un parfum de misère dans les bateyes, les campements où vivent les braceros, coupeurs de canne à sucre. Ce récit est aussi une mise en lumière sur le sort réservé par la République dominicaine aux enfants de ces immigrés nés sur son territoire, mais considérés comme des apatrides.

Ce n'est pas vraiment un roman, mais plutôt un témoignage sur les nouveaux esclaves par le biais des combats de Sonia Pierre.

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Merci à Marie-Laure alias Kirzy, précieuse aiguilleuse du ciel littéraire qui m'a guidé vers ce livre. Elle, ainsi que d'autres vigilants babéliotes, veillent à ce que, parmi les astres qui attirent facilement le regard, notre attention soit attirée vers des météores plus petits et pourtant brillants.
Sonia Pierre fut une étoile. Une étoile éloignée de notre galaxie occidentale mais qui irradie le ciel caribéen. Il en est des humains comme des corps célestes, leur lumière agit encore même après leur mort, dans les souvenirs intimes ou dans la conscience des peuples. Sonia Pierre consacra sa courte vie, au prix de sa santé, à défendre les droits des travailleurs migrants haïtiens et de leurs descendants en République Dominicaine. La crise migratoire que nous connaissons actuellement est le plus souvent résumée à une opposition Nord/Sud. Or, dans d'autres régions du globe, des très pauvres vont chez des moins pauvres. Mais, pauvres quand même ! Quand le gâteau à se partager n'est pas très important, la solidarité entre damnés de la terre n'est pas toujours de mise et le malheur qui frappe cette communauté haïtienne depuis des décennies est révoltant. Si l'on ajoute le poids de l'histoire compliquée d'Hispaniola, il n'est pas difficile d'imaginer le drame que représente ce destin de « déracinés ».
Catherine Bardon a eu la judicieuse et salutaire idée de narrer le parcours de cette « Fanm vanyan » sous la forme d'un roman même si, parfois, elle cède à un style trop documentaire, sans doute effrayée à l'idée de trahir la mémoire de cette héroïne. Cette maladresse vénielle est pardonnée car l'essentiel est magnifiquement préservé : porter à la connaissance d'un large public le combat de cette femme épatante et ainsi perpétuer son action. Catherine Bardon imagine des personnages secondaires romanesques, mais en fine observatrice de cette île plurielle, Kerline ou le père Anselme paraissent plus vrais que nature. « Anticlérical fanatique, gros mangeur d'ecclésiastiques », j'ai pu également rencontrer certains hommes ou femmes d'église qui s'engageaient auprès des populations pauvres de cette Haïti chérie. En découvrant la prose sensible et honnête de Catherine Bardon, je songeais à ces petites soeurs du Limbé, dévouées à la cause des orphelins, aux volontaires catholiques de Corridon qui réparaient les pompes indispensables à l'agriculture, et à tant d'autres… « Que l'un fut de la chapelle et l'autre s'y dérobât » n'a que peu d'importance au regard de ces engagements louables. Catherine Bardon, en évoquant cette grande dame, entretient une flamme humaniste qui est autrement plus précieuse que son homologue olympique.
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Sonia Pierre, une vie de combats

Dans son nouveau roman, Catherine Bardon met en scène une femme au destin exceptionnel. Sonia Pierre aura lutté toute sa vie pour les Haïtiens qui ont émigré en République Dominicaine et qui étaient réduits à l'esclavage, ou presque. Un combat qui est aussi un magnifique portrait de femme libre.

Une fois de plus Catherine Bardon réussit à nous entraîner vers cette République Dominicaine, où elle séjourne une partie de l'année, avec un formidable roman. C'est à Lechería, au coeur d'un bidonville où logent les travailleurs immigrés haïtiens que nait Sonia. Ses parents ont traversé l'île en 1950 dans l'espoir de pouvoir échapper à la misère régnant dans leur pays natal, mais ils ont très vite dû déchanter. Même en travaillant sans relâche, Maria Carmen et André ne pourront économiser de quoi rentrer chez eux, où les attend pourtant un fils, confié à sa grand-mère.
Le temps va passer, et malgré leur vie de galériens, la famille va s'agrandir. Maria Carmen va mettre au monde un, puis deux, puis trois garçons. Des enfants qui pourront à leur tour vendre leur force de travail quand ils seront plus grands. le 4 juin 1963 naît une fille, Sonia.
Très vite, elle va faire preuve de caractère et montrer des dispositions qui impressionnent le père Anselme, un prêtre canadien qui entend offrir les meilleures chances à cette élève aussi appliquée que douée. Il va réussir à convaincre ses parents à la laisser étudier et à l'envoyer dans une "vraie" école. «Elle avait onze ans et n'avait pas imaginé que son existence pouvait se fracturer comme ça. L'école et le batey. Une vie coupée en deux. Deux vies. Deux univers qui coexistaient à quelques kilomètres l'un de l'autre, sans se rencontrer. Deux populations, deux langues, deux mondes, celui des nantis et celui de ceux qui ne comptent pas. Et elle, un funambule en équilibre sur la frontière qui les séparait.»
Avant qu'il ne soit emporté par la dengue, son mentor lui fait promettre de suivre ses rêves et de ne jamais renoncer. Mes ses aspirations auraient pu être étouffées dans l'oeuf puisqu'elle choisit d'aider les travailleurs dans leurs revendications, en menant la contestation et en traduisant les revendications en espagnol. Cette manifestation la conduira en prison. Cependant, grâce à son jeune âge, elle sera relâchée, forte d'une nouvelle conviction. Désormais elle défendra les opprimés. Au bénéfice d'une bourse, elle pourra étudier le droit à La Havane.
C'est sous le ciel cubain qu'elle va imaginer l'association qui va lui permettre de concrétiser son combat. À son retour en Dominique, elle déposera les statuts de la MUDHA, «Movimiento de Mujeres Dominico-Haitianas», le mouvement des femmes dominico-haïtiennes.
Ce sont tous les combats menés par cette femme tenace que raconte Catherine Bardon avec la plume qui avait déjà ravi les milliers de lecteurs de la saga des Déracinés. Faisant suite à La Fille de l'ogre, la romancière s'attache désormais à raconter les destins exceptionnels de femmes de cette République Dominicaine qu'elle aime tant. Ici aussi, elle s'appuie sur une solide documentation, sur un réseau d'informateurs constitué au fil des ans et sur la visite des lieux où s'est déroulée l'histoire, lui permettant d'ajouter les couleurs et les odeurs à son récit.
À la touche féministe, il faut ici ajouter le combat pour le droit à la dignité des immigrés. Au moment où elle promulguée la «loi immigration», Catherine Bardon nous rappelle qu'un homme en vaut un autre, qu'il a droit à la considération et au même traitement que ceux qui abattent le même travail que lui. Un plaidoyer pour davantage d'humanité qui réchauffe le coeur.
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu jusqu'ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Lien : https://collectiondelivres.w..
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Citations et extraits (11) Voir plus Ajouter une citation
La constitution dominicaine leur permet théoriquement d'avoir la nationalité. La réforme en cours, si elle est validée, leur ôtera officiellement ce droit. Mais c'est déjà le cas dans la pratique, depuis de nombreuses années. Quand un état dépouille des gens de leurs documents d'identité, simplement parce que leurs ancêtres venaient de Haïti c'est un génocide civil
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Sonia se promit de mobiliser ONG et les journalistes autour du sort des habitants de Lecheria. Elle défendrait leurs intérêts aux mieux, mais elle savait qu'une fois de plus le MUDHA allait se casser les dents sur les abus des grandes entreprises.
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(Les premières pages du livre)
Dimanche 4 décembre 2011 – Villa Altagracia – 5 h 45
Maudit coq.
Sonia ouvre un œil. Ce volatile va finir dans une casserole. Elle frissonne et remonte la couverture jusqu’à son cou. Depuis son retour de Genève, quatre jours auparavant, elle dort mal. Son sommeil fragmenté, le décalage horaire et la fatigue intense qui l’a envahie lors de ces interminables réunions de travail pèsent sur ses journées. Une grande lassitude ralentit ses pensées et le moindre de ses gestes.
La nuit a été difficile. Elle a eu un mal fou à s’endormir et elle s’est réveillée en sueur à plusieurs reprises malgré la fraîcheur de la nuit. Le dîner d’hier est mal passé. Elle n’a fait aucun excès, pourtant elle s’est sentie ballonnée, une désagréable sensation de brûlure dans l’estomac. L’inconfort l’a empêchée de se rendormir. La sérénade des grenouilles, qui d’ordinaire la berce, ne lui a été d’aucun secours. Pour se donner de l’allant, elle pense à la journée de fête qui l’attend.

Décembre 1950 – Marigot –
Haïti – Message d’information
La rumeur enflait. Elle venait du bout du chemin, du côté de la mer. Les avant-bras plongés jusqu’aux coudes dans l’eau mousseuse, Maria Carmen dressa l’oreille. Interrompant sa lessive, la jeune femme se redressa. Elle leva les yeux vers le ciel. Le soleil n’avait pas encore atteint le milieu de sa course et la chaleur était déjà accablante. Elle essuya une main sur sa robe et du revers balaya la sueur qui perlait à son front. Elle jeta un coup d’œil sur son fils. La porte de la case était ouverte, une vaine tentative de créer un courant d’air. Assommé par la chaleur, le bébé s’était assoupi sur la paillasse. Une mouche butinait la commissure de ses lèvres d’où s’échappait un filet de bave. Maria Carmen entra dans la case, se pencha sur l’enfant et chassa l’insecte d’un moulinet furtif.
Dehors, le bruit s’amplifiait. Elle ressortit de la masure de bois et traversa la mince bande de terre piquetée de maigres touffes d’herbes roussies qui tenait lieu de jardin, pour atteindre le chemin. Les voisins se tenaient sur le seuil de leur case, perplexes. Qui pouvait bien venir troubler la torpeur du village ?
C’était une matinée ordinaire. Les pêcheurs étaient presque tous rentrés après leur nuit en mer. De loin, Maria Carmen salua le grand Samuel et son frère Jaquelin, deux bons à rien qui pêchaient de temps à autre avec leur père. Ils étaient à peine vêtus, juste un caleçon, comme s’ils venaient de se réveiller. Quand il la vit, Jaquelin contracta ses lèvres en un sourire graveleux qu’il accompagna d’un clin d’œil. Elle détourna le regard. Plus loin le vieil Adolphe, jambes arquées, carcasse tremblotante, se cramponnait à sa canne en bambou aux côtés d’Augustine. En face, Céleste était elle aussi sortie de sa case, son dernier-né dans les bras. Tous avaient le visage tourné en direction de la mer.
La main en visière sur le front, Maria Carmen vit une voiture passer au bout du chemin. Elle soulevait un épais nuage de poussière. Quelqu’un criait. Des paroles indistinctes dans un haut-parleur. Mus par un élan collectif, comme aimantés par le véhicule qui venait de disparaître de leur champ de vision, les villageois se mirent en marche d’un pas lent. Maria Carmen jeta un coup d’œil sur son bébé endormi avant de les suivre. D’autres groupes convergeaient en direction du front de mer où une petite troupe cernait déjà la camionnette arrêtée face à l’immensité étincelante. Les derniers pêcheurs s’étaient joints à eux. Une voiture étrangère à Marigot, c’était un évènement assez rare pour créer un attroupement de curieux dans le village. À plus forte raison quand s’en échappait le ronflement ininterrompu d’un flot de paroles. En s’approchant, Maria Carmen vit qu’il y avait deux hommes dans la camionnette. Celui qui était assis à côté du conducteur s’extirpa du véhicule. Écartant les badauds, il se jucha sur le plateau arrière. Il tenait un porte-voix à la main. Une fois debout, il porta l’engin à son visage et réentonna la litanie qu’il n’avait cessé de marteler :
« Ceci est un message d’information de la présidence de la République. Les plantations de la Dominicanie recrutent des hommes et des femmes pour la saison de la canne à sucre. Si vous êtes jeunes et vigoureux, si vous voulez un vrai travail, un bel avenir… »

Les villageois se sentaient gonflés d’importance: on venait tout exprès de Port-au-Prince pour les informer des grandes opportunités offertes par le pays voisin. Bientôt ce serait la zafra. Les plantations de canne dominicaines avaient besoin de leurs bras. Ils seraient transportés, logés et nourris, bien payés, et rentreraient chez eux après la récolte, les poches pleines. Les hommes, déjà séduits, approuvaient d’un hochement de tête. Ils ignoraient qu’en vertu d’accords bilatéraux, la République dominicaine dédommagerait Haïti pour chacune de leur tête. Les femmes, plus sceptiques, faisaient la moue, mais, pragmatiques, elles imaginaient déjà comment dépenser cet argent providentiel. À la fin d’un discours bien rodé, l’aboyeur regagna son siège sous des applaudissements nourris. Déjà la voiture s’éloignait pour aller porter la bonne parole dans le village voisin.
En écoutant le crieur, Maria Carmen avait senti son cœur se serrer. Elle se dandinait d’un pied sur l’autre. Ce n’était pas nouveau. Elle avait entendu des messages semblables, diffusés par la radio et aussi dans les discours du président Magloire. Dans toutes les zones rurales, des véhicules circulaient pour recruter des travailleurs avec le concours du gouvernement haïtien. Des hommes étaient déjà partis là-bas, de l’autre côté de la frontière, en quête d’un meilleur avenir.

Comme Gédéon, le fils d’un voisin, qui travaillait pour une grande compagnie américaine, à l’ingenio Central Romana dans le sud du pays et faisait parvenir de temps à autre un colis à sa famille. Il avait été sélectionné par un recruteur du nom de Rigobert. Il se murmurait que ce Rigobert, originaire de Coterelle, occupait un poste important, il était majordome (contremaître) dans une canneraie où il avait fait fortune. La bonne preuve : il revenait une fois l’an, les poches pleines, pour sélectionner et escorter de nouveaux volontaires vers la plantation dominicaine. Il vantait les immenses champs de canne si abondante de ce côté-là de la frontière, les salaires réguliers, les jolies cases, la fortune de ceux qui avaient déjà franchi le pas… Tout le monde au village s’était mis à croire dur comme fer à cet Eldorado tout proche. Il suffisait de se décider à quitter Marigot, les enfants, les frères, les sœurs, les parents, les amis, la mer, la plage… Il suffisait de grimper dans la kamionet, qui les emmènerait de l’autre côté de la frontière, en Dominicanie, ce pays qui offrait de merveilleuses perspectives.

Après le départ de l’aboyeur, les hommes s’étaient regroupés en petites coteries sur la plage. Ils pesaient et soupesaient ce qu’ils venaient d’entendre. À l’écart, assises dans le sable, abritées sous la toile de leurs parapluies, quelques femmes supputaient : lesquels de leurs fils, époux ou compagnons allaient s’en aller ? Qui allaient rester seule ? Pourraient-elles partir, elles aussi ? Mais dans ce cas, que deviendraient leurs petits ? C’était ainsi, les hommes partaient, les femmes restaient. À s’épuiser pour nourrir et faire grandir les enfants qu’ils leur avaient abandonnés. Elles mourraient au bout d’une éternité passée à attendre en vain.
Pensive, Maria Carmen reprit le chemin de la case de sa mère. Ils étaient neuf frères et sœurs à se partager les deux pièces de la masure, sans compter les bébés. Son pas traînant soulevait des volutes de poussière derrière elle. Les pleurs de Petit Louis lui firent presser le pas.

Janvier 1951 – Marigot – Se konsa lavi
— pa janm di non a la chans !
Assise face à la mer, Maria Carmen eut un hochement énergique de la tête. Les genoux repliés sur sa poitrine, elle laissait filer des poignées de sable blanc entre ses doigts. Les cocotiers étiraient leurs ombres sur la plage désertée, leurs palmes frissonnaient dans la brise du soir. André était à ses côtés, un grand jeune homme efflanqué aux membres déliés, presque un gosse. Le père de Petit Louis. Faute d’argent, chacun vivait avec sa famille. Comme beaucoup d’autres, André pêchait dans une embarcation qui n’était pas la sienne, pour un patron qui le payait mal, car il n’y avait jamais de pêche miraculeuse. Il prêtait aussi main-forte pour des constructions, mais il n’y avait pas grand-chose à bâtir. Ou à la ferronnerie. C’étaient des boulots de rien, pas de quoi s’offrir une maison, pas de quoi entretenir une femme, encore moins un enfant.
Le passage de la kamionet au crieur avait agi comme un électrochoc. Son discours n’était pas nouveau et pourtant, ce fut ce jour-là, qu’après avoir maronné toute l’après-midi, Maria Carmen prit sa décision. Elle en avait assez de cette misère qui lui collait à la peau comme une malédiction. Il fallait juste convaincre André de partir. Là-bas il y avait un travail bien payé pour lui, une maison à tenir pour elle, un avenir…
— Et Petit Louis ? demanda André qui n’était pas du genre aventureux.
Maria Carmen balaya l’argument d’un geste de la main :
— Ma mère s’en occupera. Je reviendrai le chercher une fois qu’on sera installés.
Elle avait tout réfléchi. Il n’y avait pas à hésiter. Pour achever de convaincre André, elle se lova contre lui et picora son cou de petits baisers, comme il aimait. Il la renversa sur le sable encore tiède.
*
Tard le même soir, longtemps après que le soleil eût disparu, des hommes rassemblés par petits groupes devant les cases discutaient encore, pesant le pour et le contre d’une décision qui modifierait à tout jamais le cours de leur vie. Jeunes ou anciens, célibataires ou mariés, pour la plupart sans travail, pas un qui ne caressât l’espoir de la belle vie qu’on leur faisait miroiter. Une vie qu’ils gagneraient avec dignité. Pour cela, ils devraient
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La vie de Maria Carmen et d'André s'écrivit ainsi, jour après jour, mois après mois, année après année. Une vie de galériens.
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Dimanche 4 décembre – Villa Altagracia – 5 h 50
C’était ainsi que commençait l’histoire.
Son histoire.
Un aboyeur et un taptap nommé Se kon sa la vi.
C’est du moins ainsi qu’elle se la racontait quand, enfant, allongée sur sa paillasse dans l’obscurité moite de la case, elle peinait à trouver le sommeil. Dans le silence tonitruant de la nuit, les bruits des autres qui se retournaient sur leur matelas crissant de feuilles de maïs en grognant leurs rêves, la tenaient éveillée longtemps après l’extinction des feux. Alors elle voyageait dans sa tête, elle se racontait l’histoire de Maria Carmen et d’André, caressée par l’haleine chaude de la nuit tropicale.
Oui, c’était là son prologue. Son imagination s’envolait là-bas, de l’autre côté de la frontière, au-delà du rio Massacre.
En Haïti, dans un pays qui n’était pas le sien. Un pays de montagnes et de mer, un pays de nègres marrons et de dieux vaudous, un pays de misère.
Et elle commençait le voyage…
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"Tous ses livres sont puissants et vous emmènent à la rencontre de destins de femmes exceptionnelles." - Valérie Expert
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