Maman

LA FEMME
C'est pas une grande famille... Mais c'est une belle famille... solidaire... On s'oublie un peu parfois, mais on arrive toujours à se rattraper... Tu voudrais pas en faire partie ?
LE TYPE
De quoi ?
LA FEMME
De cette famille.
LE TYPE
C'est que... j'y connais rien en famille moi.
L'homme avance vers le type...
L'HOMME
C'est assez simple : tu donnes, tu donnes, tu donnes, tu reçois... tu donnes, tu donnes, tu donnes, tu reçois...
LE TYPE
C'est intéressant... mais pourquoi moi... je vous ai quand même prise pour une pute !
L'HOMME
Il a raison !
LA FEMME
C'est pas bien grave... Il y a toujours des moments ambigus avec sa mère, on a beaucoup écrit là-dessus...
L'HOMME
Sur l'envie de tuer son père aussi !
LA FEMME
Tu ressembles à ce que j'attendais... C'est pas par hasard si tu es venu vers moi ce soir... T'as reconnu la maison de tes rêves... ton jardin, originel... Ton chez toi, c'est moi... On a besoin l'un de l'autre... Maintenant que tu es là, je veux plus te perdre... Je prendrai soin de toi.. On fêtera ta naissance, tes anniversaires... c'est Noël bientôt, je bourrerai le sapin pour ton réveil... on trouvera ton plat préféré, les films que tu aimes, la musique qui t'endort, tes allergies... j'aurai le trac pour tes rendez-vous, je me plaindrai un peu si tu m'appelles pas assez souvent... Je vais m'occuper de toi... Je te ferai à manger, te te couperai les cheveux, je te lirai des livres pour t'endormir, je te couperai les ongles, tu pourras reprendre tes études, je viendrai te chercher, tu me raconteras tes journées et je calmerai tes peurs, je te
ferai couler des bains, on rigolera en attendant papa !

LE TYPE
Elle est normale votre femme, je veux dire, mentalement ?
L'HOMME
Vous savez la normalité, par rapport à qui, par rapport à quoi, c'est relatif.
LA FEMME
C'est pas normal d'être une mère sans enfant.
Temps bref.
LE TYPE
Je sais pas quoi dire moi.
L'HOMME
Donne, donne, donne.
LE TYPE
Mais je sais pas faire ça moi, on m'a tout enlevé, j'ai rien à donner.
Un temps, le type s'éloigne un peu.
Je suis pas le bon gars pour votre famille... J'en veux à la terre entière qu'une seule personne m'ait abandonné... J'ai pas de passé, pas d'avenir... Pas de souvenirs mais de la mémoire... Je me noircis jour après jour... Je suis un drame qui se développe... Un fait divers qui avance... Je suis le type dont l'avocat parle de son enfance pour amoindrir sa peine... Y a pas de raison que je devienne quelqu'un de bien.
Temps bref.
L'HOMME
J'ai la trouille Jeanne !
La femme s'approche du type.

L'HOMME
C'est peut-être celui qui ne bouge pas qui souffre... Tu te rappelles quand on s'est rencontrés... Et qu'il fallait qu'on se sépare parfois... On se demandait lequel de nous souffrait le plus du manque... Celui qui partait ou celui qui restait... On n'a jamais su.
Un temps.
L'HOMME
Tu m'as tellement manqué Jeanne... Depuis des années... J'ai appris à vivre sans toi des journées entières, des heures, quelques minutes... Mais tu m'as surtout manqué en étant là. A quelques centimètres de moi. C'était bien ça le pire.

LA FEMME
Je te demande pardon.
Un temps.

L'HOMME
Peut-être que si j'allais à la cuisine chercher un truc, tu ressentirais le manque ?
LA FEMME
Peut-être !
Un temps.

L'HOMME
Tu veux un café ?
LA FEMME
Je veux bien !
L'HOMME
(Enthousiaste)
J'y vais !
Il se lève et disparaît dans la cuisine. La femme est seule, elle regarde le public un moment.
L'homme revient, il dépose un café devant la femme et se rassoit.

L'HOMME
Alors ?
LA FEMME
Quoi ?
L'HOMME
Je t'ai manqué ?
LA FEMME
Je voudrais un enfant !
Un temps. Il la regarde.
L'HOMME
Maintenant ?
LA FEMME
Oui.
Temps bref.
L'HOMME
Mais je ne crois pas que...
LA FEMME
Que je puisse encore... Mais si cet enfant était déjà fait... Et grand... S'il avait l'âge aujourd'hui de l'enfant que nous avons fait il y a longtemps.
L'HOMME
Il serait adulte !
LA FEMME
Mais il serait le nôtre.
L'HOMME
C'est ridicule... Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis... Un enfant c'est d'abord un bébé, puis ça grandit, ça apprend à marcher, ça va à l'école, ça apprend à lire, à écrire, c'est des souvenirs, des vacances, des Noëls...
LA FEMME
Mais il en restera encore... Et si lui-même n'a pas eu de famille, on sera à égalité... Il y a des renaissances... Des providences.

La femme est assise à une table en face d'un homme du même âge, le sien. Ils dînent. L'homme lit un magazine. La femme regarde l'homme, puis le public.

LA FEMME
C'était un peu plus tard dans la soirée, je dînais avec un homme, le mien... Il lisait un magazine de voitures... Des voitures qu'il ne pourrait jamais se payer... On en avait tout une collection de ces magazines, on aurait dit que ça poussait dans la maison... je dis on parce qu'on était mariés sous le régime de la communauté... Alors c'était ensemble qu'on ne pouvait pas se payer ces voitures...

Un temps. Elle regarde l'homme.

LA FEMME
Il a levé la tête une première fois...
L'homme jette un rapide coup d'œil à la femme et retourne à son magazine.

LA FEMME
... Et puis il a recommencé encore...
L'homme relève rapidement la tête de son magazine vers sa femme.

L'HOMME
C'est combien ?
LA FEMME
De quoi ?
L'HOMME
C'est combien ?
LA FEMME
Quoi, c'est combien ?
L'HOMME
Les tomates farcies, c'est combien ? J'ai faim.
LA FEMME
Ah... Encore deux minutes.

Il retourne à sa lecture, la femme ne le quitte pas des yeux, il le sent et relève le visage.

L'HOMME
Qu'Est-ce qu'il y a ?
LA FEMME
Rien.
L'HOMME
On dirait pas.
LA FEMME
Ah bon !
Il la regarde.
L'HOMME
T'as l'air bizarre ce soir.
LA FEMME
Pas du tout... Je te regarde... C'est ça qui te paraît bizarre ?
L'HOMME
Peut-être, oui.
LA FEMME
Ben, je te regarde plus alors !
Elle tourne vivement la tête. Il continue de la regarder.
LA FEMME
Ca va mieux comme ça ?
L'HOMME
(Pas convaincu)
Ouais, ouais.

L’homme : Comment il a pu te prendre pour une pute ?
La femme : Peut-être mon manteau.
L’homme : Quel manteau ?
La femme : Celui en fourrure, que j’avais acheté aux Galeries.
L’homme : Ah ça je te l’avais dit… il fait pute ce manteau !
La femme : Mais il tient chaud !
L’homme : T’as qu’à mettre une doudoune, bien épaisse, demain je t’emmène chez Decathlon !

Je ne sais pas comment font les autres... Je suis dans le même monde mais je n'arrive pas à vivre comme eux... je reste au bord... J'ai l'impression que la vie se trouve derrière un mur, un mur lisse que je n'arrive pas à escalader... alors je glisse.