« Les Équilibristes », de
Jean Marc Benedetti a été pour moi un grand moment de lecture. L'histoire, le style, la force du propos : tout m'a emportée. le livre commencé, on ne peut plus le lâcher, on est happé par la puissance des émotions qui s'en dégage. Voilà un roman qui met des mots sur l'indicible. Il y a là, certes, une descente aux enfers, mais l'itinéraire douloureux du couple, jusqu'à l'épreuve ultime de la maladie et de la mort, révèle aussi l'incandescence de l'amour humain. Roman original aussi dans sa composition : deux narrations se croisent, l'une raconte l'errance du mari dans une Inde chaotique, l'autre laisse la parole à sa femme restée à la maison. Celle-ci est prise d'une logorrhée d'écriture brillante et folle qu'elle couche sur le papier nuit après nuit, longue lettre-testament, journal adressé à l'homme aimé, flux verbal souvent sans ponctuation adressé à l'Autre. le lecteur a l'impression d'assister en direct à la création de ce texte qui évolue sans cesse sous ses yeux, désordonné et poétique, récriminant et angoissé. Texte où l'héroïne laisse s'écouler une pensée sinueuse, anarchique, dérivante, procédant par approximations, contaminations, citations, cris de haine et cris d'amour envers le mari absent. Une sorte d'Ophélie divagante qui vaticine comme une pythie, qui clame dans la nuit sa peur des serial killers que sont pour elle les souvenirs qui assaillent son esprit, la jalousie qui ronge son coeur, tout autant que les cellules tueuses qui attaquent son corps. Les désastres du monde, le malheur de l'Inde, les traces de la guerre récente de Bosnie, l'incendie qui ravage la maison de l'amie, forment le fond menaçant où s'inscrit la tragédie du couple et de la maladie, l'intense douleur de la séparation prévisible. On touche alors à un infini de la tendresse humaine. Car ce livre qui dit l'insupportable le dit avec une telle force et un tel amour qu'il est aussi un livre de rédemption. Rédemption au sein de l'histoire si tourmentée du couple. Rédemption pour le lecteur aussi, car étrangement, la lecture de ce livre peut nous aider. Ces yeux grand ouverts sur l'invivable, ces mots disant l'intolérable, nous en avons besoin, en effet. Quelqu'un a mis des mots sur « ça ».
Jean Marc Benedetti a mis des mots sur « ça ». Et quant au final qu'il ne faut pas dévoiler, il est d'une beauté bouleversante. On plonge dans ce livre comme dans un puits de ténèbres et de lumière à la fois. Quelque chose du Caravage.