La Pologne entretient avec son histoire un rapport paradoxal. D'un côté, le secret longtemps occulté de l'identité des bourreaux de Katyn nourrit sa méfiance atavique à l'égard du voisin russe. de l'autre, la Pologne assume avec difficulté son passé antisémite.
Durant l'été 1941, après le déclenchement de l'opération Barbarossa, les populations juives de la Pologne orientale furent victimes de pogroms meurtriers. le 10 juillet 1941, la quasi-totalité de la population juive du petit village de Jedwabne, en Mazurie, fut brûlée vive. La thèse officielle a longtemps tenu responsables les seules troupes allemandes. Dans un livre paru en 2001 (traduction française : « Les Voisins, 10 juillet 1941, un massacre de Juifs en Pologne », Fayard, 2002), l'historien américain d'origine polonaise Jan T. Gross a soutenu que le rôle des Allemands dans le pogrom de Jedwabne était marginal et que la population polonaise était bel et bien responsable.
La thèse de Jan Gross a provoqué un débat très vif en Pologne, caractéristique d'une sorte de « Katyn à l'envers ». Si la révélation de l'identité des assassins de Katyn avait exalté le sentiment national polonais autour du souvenir glorifié de ses officiers tombés sous les balles soviétiques, la révélation de celle des antisémites de Jedwadne l'a au contraire fragilisé, obligeant la Pologne et les Polonais à se confronter à un « passé qui ne passe pas ».
Témoin engagé de ces polémiques,
Anna Bikont, journaliste à Gazeta Wyborcza, a tenu un journal des années 2000-2003. Ecrit à la première personne, ce journal narre sa quête obsessionnelle des derniers témoins qu'elle traque en Israël, aux Etats-Unis et jusqu'au Costa Rica. Elle rencontre des rescapés qui, au soir de leur vie, se délivrent d'un trop lourd secret, des bourreaux qui crânement continuer à nier, mais aussi quelques Justes, peu nombreux, qui renâclent à témoigner de peur des représailles de leurs voisins antisémites. Les pages de son journal alternent avec des chapitres plus historiques où elle retrace l'enchaînement des faits. Des faits qu'une enquête exhaustive de l'Institut de la mémoire nationale (IPN) permettent désormais de reconstituer de façon quasi-certaine.
La démarche n'est pas sans rappeler «
Les disparus » (Flammarion, 2007), cette exceptionnelle enquête où
Daniel Mendelsohn partait à la recherche de ses origines juives dans cette même région de Pologne. Hélas, trop long, mal traduit, le livre de
Anna Bikont n'atteint jamais la finesse de celui de Mendelsohn.
Il n'en fait pas moins froid dans le dos par ce qu'il révèle de l'antisémitisme, toujours vivace, qui prévaut dans ces marches défavorisées de la Pologne orientale. Certes, le président Kwasniewski a participé aux commémorations du 10 juillet 2001 et y a présenté les excuses du peuple polonais. Mais l'Eglise catholique, qui encouragea dans les années 30 le programme antisémite de la Ligue nationale de Roman Dmowski, a cultivé l'ambiguïté. Plus inquiétant encore,
Anna Bikont montre l'hostilité vénéneuse que ce geste suscite dans le village de Jedwadne où le maire courageux, qui avait accepté cette démarche repentante, est désavoué par ses concitoyens. Et dans la postface rédigée à l'été 2010, elle estime que si le pays a évolué, « à Jedwadne (…) rien n'a changé ».