Quel beau roman ! le style est parfois rugueux, émaillé de phrases longues pour caractériser la lancinance des évènements, et d'incises de deux ou trois mots pour marteler l'inexorable. L'ensemble participe de la tension sous-jacente à chaque étape d'une histoire prenante avec des personnages époustouflants de vérité.
Suzanne, la mère d'
Emile, a à peine eu le temps d'aimer Baptistin. Elle l'a épousé par procuration, après qu'il a été enrôlé pour la Grande
Guerre et son fils est né en son absence. Novembre 1918, il s'en revient, quelques jours après l'armistice. Dans le train qui le ramène vers les siens, son impatience à les retrouver est peu à peu grignotée par un mal sournois : la grippe ! Avatar dérisoire au regard des horreurs qu'il a traversées. Ces circonstances vont cependant s'imposer comme une manoeuvre machiavélique du destin. Baptistin tombe dans le coma avant la gare d'arrivée. Il meurt ! Entre en scène son frère,
Auguste qui subrepticement s'improvise chef de famille auprès de Suzanne. La malheureuse veuve déplaît souverainement à sa belle-mère qui la fait accuser d'avoir incendier la magnanerie dont s'occupait Baptistin. Suzanne est internée. A cet instant de l'histoire, l'auteur nous gratifie là de pages magnifiques qui immergent le lecteur dans l'univers d'un asile. Vingt ans ont passé et
Emile a toujours considéré
Auguste comme son père, tandis que Suzanne n'a jamais affranchi
Emile sur la réalité de sa naissance. Découvrant son passé par l'entremise du livret de famille que sa mère a glissé volontairement dans son sac, il l'entreprend pour qu'elle raconte.
Ce qu'elle fait ; sans faux fuyant, laissant affleurer l'idée qu'elle n'a jamais aimé que Baptistin,
Auguste n'étant qu'un affichage, un compromis tacite entre eux deux pour qu'
Emile ne souffrît pas du regard compatissant des autres. Les mêmes qui avaient refusé une sépulture à Baptistin par crainte de la contamination. Suzanne assume son mensonge, prête à perdre son aura auprès de son fils, mais convaincue d'avoir opté pour la moins mauvaise solution pour
Emile. Lui pardonnera-t-il l'imposture de toute une vie ? L'une des dernières phrases du livre laisse planer une incertitude : "En gagnant un père de plus,
Emile venait de perdre sa mère et la vie ne lui en avait offert qu'une seule".