C'est une chose très dangereuse quand ce que l'on chasse vous chasse en retour.
Moi, je ne les laisserai pas oublier qui je suis.
Il se dit qu’après ce récit, j’ai contemplé le feu en silence. Que j’étais toujours ainsi avec lui : taciturne, attentif, ne disant jamais ce qu’il avait besoin d’entendre.
J’ai de la peine pour ceux qu’on envoie au massacre, mais je suis soulagé, pour une fois, de n’en pas faire partie.
Le mal du windigo se répand aussi vite que les invisibles maladies des wemistikoshiv. Et moi, j’étais le chirurgien chargé de l’extirper de la communauté ; celle à qui l’on prêtait des pouvoirs inaccessibles aux autres.
J’arrive au sommet à mon tour et, l’espace d’un instant, je contemple le chaos qui se déchaîne au-dessous. On s’escrime à la baïonnette et les frappes furieuses, les blocages désespérés n’ont plus rien de l’élégance qu’on nous inculquait à l’entraînement. D’autres défendent leur peau à mains nues, s’étranglant mutuellement ou prenant tout ce qui leur tombe sous la main, des casques, des crosses, des bouts de bois, pour fracasser le crâne de l’ennemi.
Les indiens d’ici respiraient l’abondance – ils étaient pleins de sang, pleins d’alcool, pleins comme les Blancs savent l’être.
Le monde n’est plus le même en ce nouveau siècle, Neveu ; notre peuple non plus. Mes visions me viennent toujours, mais il n’a plus personne pour écouter leurs enseignements. Je savais dès ma jeunesse que la destruction menaçait à l’horizon.
J'inhale à fond la fumée. Je plonge la main dans la poche intérieure de ma vareuse, pour ouvrir la bourse en peau d'orignal contenant le tabac, qui me protège. C'est le sac-médecine que m'a donné ma tante avant mon départ. Je le range à nouveau. Je sens sa tiédeur sur ma peau: on dirait qu'il est plein de sang.
Surprenant un pas, je braque mon fusil vers l'entrée de la tranchée. Thompson apparaît, les traits las. Il s'assoit près de moi et allume aussi un clope.
"A croire que l'ennemi est reparti jusqu'au Rhin, dit-il. J'ai exploré la tranchée sur une bonne trentaine de mètres, mais pas un chat. Je suis revenu à mi-chemin et j'ai monté la garde toute la matinée. Difficile de croire qu'il y a la guerre."
Je dois tendre l'oreille pour le comprendre.
On croirait que la guerre s'en est allée ailleurs ; qu'elle a sucé toute la vie de Saint-Eloi et puis, laissant ce désert derrière elle, qu'elle est reparte chercher d'autres corps pour tenter d'apaiser sa faim inextinguible.