Là-haut, les vannes de secours tremblèrent, gémirent, puis s'abattirent et l'eau du lac entier, long de neuf kilomètres et large de quatre, se rua dans la vallée.
La masse d'eau descendit le long de la large vallée plate, balayant deux villages, une centaine de fermes, emportant dans ses flots hommes, femmes, enfants, bétail, ânes, chèvres, singes sacrés. Se mêlant au cours gonflé de la rivière, elle déborda, envahit les basses terres, monta à l'assaut des éminences. Aux abords de la ville, elle fit irruption dans la caserne des splendides Sikhs tant admirés par miss Hodge, et noya la moitié de ceux qui avaient survécu à la secousse sismique. Elle lécha avec une brutale avidité la distillerie et la fabrique de produits chimiques, détruisant tous les précieux appareils que le maharajah avait fait venir à grands frais d'Allemagne, traversa le tennis des Simon et le jardin des Smiley, emportant avec elle l'hyène, l'élan, les porcs-épics, s'élança sur la route de l'Ecole d'ingénieurs, contourna le bungalow de miss Dirks et de miss Hodge, submergea le Réservoir et déboucha sur la place devant le cinéma où stationnait la foule chassée des maisons par le tremblement de terre. Après quoi, elle s'engouffra dans le bazar où, l'une après l'autre, les échoppes de bois s'écroulèrent comme des châteaux de cartes, envahit le vieux Palais d'Eté où lord Esketh, le premier du nom, agonisait, boursouflé par la peste, se rua dans le quartier des Intouchables où les demeures de torchis fondirent dans l'eau comme des pâtés de sable, alla noyer les fauves dans leurs cages du jardin zoologique, engloutit les bûchers funèbres, puis s'élança de nouveau en rase campagne - trombe d'eau, de maisons, de cadavres, d'arbres déracinés.
Suivant le lit de la rivière, la masse dévastatrice traversa la plaine dans la direction du Mont-Abana; une seconde, les arches trop basses des deux ponts l'arrêtèrent. Enfin, elle atteignit la gorge étroite creusée par le torrent à travers le cercle de collines. Là, elle se heurta au barrage créé par l'horrible accumulation de décombres d'arbres, de cadavres d'hommes, de femmes, d'enfants et d'animaux, qu'elle avait charriés dans ses flancs sur plus de trente kilomètres. Ne pouvant le franchir, elle reflua alentour, puis en arrière, montant toujours, alimentée par la rivière et la pluie torrentielle, jusqu'à ce que la vallée entière et la ville dévastée fussent submergées par les flots et le silence.
Partout, dans les maisons, dans le vaste palais, la moisissure s'étalait en vastes taches sur les murs. Tout le jour, on devait entretenir des feux pour sécher les draps de lit alourdis par l'humidité d'une nuit. Les insectes pullulaient par millions, transformant les moustiquaires en pesants linceuls noirs. Pendant le jour, ils s'insinuaient en masses compactes derrière les tableaux, sous les coussins, sous les meubles, servant de festin aux petits lézards criailleurs qui vivaient dans les plafonds bourrés de roseaux.
Miss Hodge découpait toujours dans le Morning Post la rubrique : "La Cour et le Monde". Aussi, avec un mois de retard, était-elle au courant des toutes les naissances, de toutes les morts, survenant chez des gens qu'elle ne connaissait pas, dans un monde qu'elle ne verrait jamais.