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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Eh beh ! Quelle claque ! Il est des textes qu'il faut relire des décennies plus tard, cela fait un bien fou. En tout cas moi cela m'a fait du bien. Ça repositionne les choses, les relativise, et ce, avec d'autant plus de majesté qu'en trente années, j'ai le recul, l'expérience et une connaissance de moi plus complète. Il a bien fallu les gravir les montagnes, mais à quel prix. La chute ! Je sais comment j'ai agi et pourquoi. C'est ainsi que cette lecture est totalement différente aujourd'hui. J'ai beaucoup plus de points de comparaison pour sentir l'ironie de Camus et en prendre pour mon grade. A seize ans, que sait-on de soi-même... Mes maigres certitudes actuelles qui finalement n'en sont pas. Et ma générosité qui n'est en fait que l'amour de moi pour moi. J'ai tout aimé dans ce texte, tout. le narrateur discourt avec un personnage que l'on n'entend jamais autrement que par les questions ou réponses que reprend le narrateur, ce fameux juge-pénitent. La plume est vive et féroce. Rien ni personne n'est oublié, Camus est imparable et son regard perçant. Un très grand texte pour moi.
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"La chute" d'Albert Camus est le monologue d'un individu à bout de souffle dont les phrases se succèdent dans un rythme effréné, se livrant à un interlocuteur attentif. Les confessions d'un homme rongé par la culpabilité de ne pas avoir réagi au suicide d'une jeune femme qui s'est laissée jeter d'un pont.
Cette culpabilité va réveiller sa conscience humaine...
Jean Baptiste Clamence, bourgeois vaniteux et égocentrique, avocat renommé, que ses bonnes actions calculées distinguent, va abandonner sa riche vie parisienne, son travail suite au suicide d'une jeune femme. Il décide alors d'inverser son rôle en se positionnant au banc des accusés afin de se juger sans duplicité.
Il s'exile donc en Hollande, pays rocailleux froid, hostile qu'il décrit comme les portes de l'Enfer.
Clamence veut se repentir de ses péchés, il devient observateur, contemple l'ignominie humaine, mais il souffre, s'enivre et côtoie des endroits mal famés. Il s'attribue un poste de juge pénitent au bar Mexico City où il se confesse à nu publiquement et s'accuse des fautes de l'humanité afin de les renvoyer à ses interlocuteurs espérant qu'eux mêmes prendront conscience de leurs erreurs. Ainsi tel un prophète en pleine rédemption, il s'accorde le droit de juger les hommes (Plus je m'accuse et plus j'ai le droit de vous juger), sa cible la bourgeoisie!
Mais sa culpabilité le poursuit amèrement, la confession et la rédemption ne peuvent pas toujours offrir le pardon...
Dans un ton froid, glacial, écrit avec une grande éloquence Albert Camus nous frappe à coup de mots percutants, critique l'humanité égoïste sans oublier toutefois qu'il est bien conscient d'en faire partie.
"La chute" provoque chez le lecteur un malaise troublant et nous amène à se poser certaines questions existentielles.
A lire ou étudier du moins par curiosité.

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« Vous avez entendu parler, naturellement, de ces minuscules poissons des rivières brésiliennes qui s'attaquent par milliers au nageur imprudent, le nettoient, en quelques instants, à petites bouchées rapides, et n'en laissent qu'un squelette immaculé ? Eh bien, c'est ça, leur organisation. « Voulez-vous d'une vie propre ? Comme tout le monde ? » Vous dites oui, naturellement. Comment dire non ? « D'accord. On va vous nettoyer. Voilà un métier, une famille, des loisirs organisés. » Et les petites dents s'attaquent à la chair, jusqu'aux os. »

Jean-Baptiste Clamence s'adresse, depuis un tripot d'Amsterdam, à un interlocuteur anonyme dont les répliques, si elles se laissent parfois deviner, restent hors-champ, renforçant l'impression que Camus, par le truchement du narrateur, s'adresse directement au lecteur. Ce que cet homme au mitan de son existence est devenu, à savoir un homme désabusé qui cache un profond désarroi derrière une ironie mordante, un cynisme roboratif, semble être l'exact opposé de ce qu'il était hier : foncièrement généreux, naïvement altruiste, s'ingéniant à trouver chaque jour mille et une façons d'aider son prochain et de manifester sa compassion, courant littéralement derrière les aveugles pour les aider à traverser la chaussée, se réjouissant qu'une grève des transports lui donnât l'opportunité de charger dans sa voiture des inconnus attendant en vain le bus, etc, etc… Mais là où ses talents d'homme admirable s'exerçaient le mieux, là où véritablement il s'élevait au-dessus de la mêlée, c'était dans son métier d'avocat :
« Etre arrêté, par exemple, dans les couloirs du Palais, par la femme d'un accusé qu'on a défendu pour la seule justice ou pitié, je veux dire gratuitement, entendre cette femme murmurer que rien, non, rien ne pourra reconnaître ce qu'on a fait pour eux, (…) croyez moi, cher monsieur, c'est atteindre plus haut que l'ambitieux vulgaire et se hisser à ce point culminant où la vertu ne se nourrit plus que d'elle-même. »
Ah! Les vertiges de l'illusion ! Qu'il est doux de se croire le meilleur des hommes, qu'il est exaltant de se croire « désigné », élu entre tous parmi la grouillante foule anonyme de ses semblables. Quoi de comparable au fait de « se hisser à ce point culminant où la vertu ne se nourrit plus que d'elle-même »? Quoi de plus merveilleux que de mirer dans les yeux de son prochain l'amour qu'on se porte à soi-même? Même ce libertin de vicomte De Valmont dans Les liaisons dangereuses, qui, s'étant adonné jusqu'alors aux seuls plaisirs du vice, ne voit dans l'exercice de la vertu qu'une chose mortellement ennuyeuse et vaguement repoussante, découvre à son corps défendant que secourir des malheureux peut procurer du plaisir, une véritable jouissance :
« J'avouerai ma faiblesse; mes yeux se sont mouillés de larmes, et j'ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. J'ai été étonné du plaisir qu'on éprouve en faisant le bien; et je serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens vertueux n'ont pas tant de mérite qu'on se plaît à nous le dire. »

Emmanuel Kant, dans sa grande prescience, avait également flairé la supercherie, allant jusqu'à imaginer le personnage du misanthrope moral, seul à même de faire le bien d'une façon purement désintéressée, donc morale. La compassion de l'altruiste, dit-il, « mérite des louanges et des encouragements, mais non point de l'estime. »
« Mais non point de l'estime »… Nous y voilà. Jean-Baptiste Clamence croyait, depuis les sommets où son âme admirable l'avait hissé, être estimé de tous, échapper à l'inexorable jugement que les hommes pratiquent entre eux avec la même implacable vigueur que la fornication, jusqu'au jour où… ou plutôt jusqu'à la funeste nuit où il chuta aussi sûrement que ce corps chutant du haut du pont royal dans la Seine. Mais contrairement au corps qui bascule dans l'eau noire au milieu du silence et de l'indifférence, sa chute à lui est intérieure et insidieuse. Tout d'abord invisible à ses propres yeux car les vapeurs de l'illusion sont tenaces, elle se révèle peu à peu par petites touches ricanantes et mortifiantes. L'univers entier se met à rire de lui, de lui, Jean-Baptiste Clamence, ex-surhomme, ex-homme admirable, ex-avocat de la veuve et de l'orphelin désormais « juge pénitent ».
Que s'est-il passé? Peu importe l'événement déclencheur au fond. Il s'est passé que Clamence est frappé d'un mal dont personne ne guérit vraiment tout à fait : la lucidité. Son regard décillé voit enfin clair en lui, mettant au jour sa duplicité profonde. Il a compris au terme d'une douloureuse introspection que sa modestie l' « aidait à briller, l'humilité à vaincre et la vertu à opprimer. »

À ce point du récit, parvenue presque à la fin du monologue Clamence, j'étais tout à fait réjouie. Ah! La belle lucidité, le merveilleux acte de contrition! Puis, le doute commença à s'insinuer en moi. J'avais déjà relevé quelques propos suspects, voire séditieux, comme cette troublante apologie de la servitude découlant de la nécessité de traiter l'homme (tout homme, même le Christ) en coupable. Mais, emportée par le flot de paroles et l'impétuosité du discours, je ne m'y étais pas arrêtée.
Et puis, j'ai compris.
J'ai compris que la convaincante confession que je venais de goûter avec une joie mauvaise et un brin de condescendance n'était pas tant l'acte de contrition d'un homme ayant accédé à la lucidité qu'un implacable réquisitoire contre l'humanité entière. J'ai compris que le portrait sans concession que Clamence dresse de lui n'est autre qu'un miroir qu'il tend à chacun de nous. Et que l'habile bretteur avait encore une fois trouvé le moyen de s'élever au-dessus de la multitude, tirant sa supériorité de celle de savoir ce que les autres ignorent.

« Je règne enfin, mais pour toujours. J'ai encore trouvé un sommet, où je suis seul à grimper et d'où je peux juger tout le monde. »

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Commentaire reformulé le 29/06/2017, à la demande insistante de… Dgwickert !
Difficile de rédiger une critique d'un de mes livres mythiques que je choisirais d'emporter sur une l'île déserte (non pas le tome de la prestigieuse collection de la Pléiade, mais ce bouquin fané, un peu écorné, beaucoup souligné et très annoté, celui de Folio - Gallimard plus adapté pour affronter les embruns du Pacifique !)
Un livre lu et relu et dans lequel j'y trouve, chaque fois, matière à réflexion, à divagation, à imagination, à remise en question.
Chaque fois une nouvelle découverte, un détail plus précis qui se dévoile, s'ajuste à la réalité, comme après l'examen attentif avec une lentille très grossissante du polyptyque de van Eyck , et plus spécifiquement du panneau « Les juges intègres "que recèle, peut-être Jean-Baptiste Clamence.
Un livre qui parle, qui me parle qui me pose des questions, impératives, insidieuses, mais c'est moi seule qui doit formuler les réponses, en proposer d'autres, de nouvelles , erratiques, jamais définitives car amendées par le temps, par d'autres réflexions, fertilisées par les épreuves affrontées et la maturité de la vie.
Vox clamens in Mexico -City, ce bar interlope, pour contrer l'oxymore du ' mutisme assourdissant' de mon verre solitaire.
Et j'entends cette clameur, cette confession qui prend alors les intonations de la voix chaude, lumineuse , sensuelle celle de Camus. Je vois ,dans le miroir piqueté par le temps , les traits de Clamence qui se délitent , qui laissent place à un autre visage pas tout à fait inconnu qui fait une drôle de tête , prête à rire ou à pleurer… le mien, lectrice.
J'aime l'humour féroce déployé dans ce récit ,la leçon de lucidité qu'il donne , la lumière méditerranéenne qui illumine certains propos et la brume poétique d'Amsterdam qui permet d'amortir la réalité, les références à l'Histoire aussi, qu'il faut repérer, décrypter pour en saisir la valeur ironique .

Si je possède des richesses ? Quelques unes, mes chers livres en particulier ! Je les partage? Quelquefois mais pas forcément avec les pauvres ! Avec mes amis oui, mais il faut (pour certains ) me les rendre ! Alors je ne suis pas une vraie saducéenne, pas pharisienne non plus, mais un peu, beaucoup, passionnément camusienne, ça oui !
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Quel talent pour réussir en quelques 150 pages à évoquer l'homme, la société, les croyances et faire, face à un autre homme, sa confession, son mea-culpa. le premier se dit juge confesseur, l'autre pourrait être un témoin, sa conscience ou le lecteur tant le narrateur dresse un portrait édifiant de lui et à travers lui de nous, du monde et de ses vérités. Il possède l'art du discours et son métier d'avocat lui a donné l'aisance verbale. Il met dans les plateaux de la balance les différents visages des humains : à la fois satisfaits de ce qu'ils sont mais peu à peu conscients de leur face cachée, l' intime, les failles. Rien n'est mis de côté : amour, religion, philosophie, réussite, amitié etc... Un magnifique plaidoyer dans lequel chacun peut se reconnaître, à un moment où à un autre de sa vie. le jugement, la sentence et la pénitence nous appartient.
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Un homme étrange, un certain Jean-Baptiste Clamence fait sa confession à un interlocuteur qui reste dans l'ombre, dans le silence, Clamence est le seul à prendre la parole. le récit débute à Mexico-City, un bar louche d'Amsterdam, entre malfaiteurs, voleurs, prostituées. Clamence, en cinq jours, cinq épisodes pourrait-on dire, tant il entretient le suspens, arrête son récit au moment le plus intéressant, diffère ses révélations, raconte son existence, qui l'a menée d'une belle situation d'avocat à Paris, reconnu voire admiré, à cette position équivoque dans laquelle il alpague un interlocuteur pour lui narrer sa déchéance. Mais son récit suscite d'emblée un questionnement sur ses objectifs, car il revendique presque de suite l'appellation de juge-pénitent. Donc se met en position de non seulement reconnaître ses erreurs mais aussi de traquer celle des autres, dans une sorte de confusion des deux.

Donc avocat, homme admirable, défenseur de la veuve et de l'orphelin, épris de justice, prêt à toutes les bonnes actions, Clamence bascule un jour vers le côté sombre. Au point de raconter sa vie lumineuse comme une tricherie, faire le bien n'étant au final qu'une manifestation d'orgueil, d'amour de soi, de mensonge. Il détaille les deux événements qui ont fait dérailler son existence, avec luxe de détails. Un étrange rire entendu un soir sur le pont des Arts, inexpliqué, presque angoissant, qui aurait semé une inquiétude, un doute, un trouble, qui aurait commencé à faire craquer la belle enveloppe du personnage qu'il jouait pour le monde et pour lui-même. Et puis un événement sur lequel il insiste, qu'il présente comme un point de rupture : ne pas avoir assisté une femme qui s'est jeté d'un pont et vraisemblablement noyée, être resté passif, s'être sauvé. A partir de là, toutes les belles apparences lâchent, n'ont plus de sens, et Clamence met tout en question et prend le contre-pied exact de ses comportements vertueux d'avant. Jusqu'à aboutir dans ce bar mal famé, en conseiller de criminels, en receleur de tableau volé.

Des tas d'analyses de ce livres ont été faites, un nombre inépuisable de références a été trouvé pour mettre en lien ce livre avec d'autres textes importants. Je n'ai donc pas la prétention d'épuiser ses sens ni en donner une explication ultime. Justes quelques idées qui sont peut-êtres les plus significatives pour moi. La forme du monologue est frappante, où l'interlocuteur que nous ne verrons ni n'entendrons jamais, n'a d'existence que par la parole et le regard de Clamence, au point où l'on finit par se demander s'il existe vraiment, où si Clamence (ou Camus) ne parle qu'au lecteur, qu'il prend à témoin, qu'il entraîne, qu'il rend complice. La fin est particulièrement ambiguë, et je pense que Camus prend soin de nous laisser avec cette interrogation.

Puis, il y a aussi cette sensation qui s'insinue qu'au final, malgré cette sincérité apparente, cette impitoyable mise en cause de soi, la présentation des aspects les moins reluisants, les plus honteux, le personnage de Clamence nous ment, nous manipule. L'épisode central, celui qui est le plus mis en lumière, ce suicide qu'il n'a pas empêché par lâcheté, est-il vraiment ce dont il a honte, ce qui le mine, ce qui le condamne à ses propres yeux ? Car, à y regarder de plus près, il y a dans son existence un épisode bien plus atroce, sur lequel il glisse pourtant très rapidement et sur lequel il ne revient pas : dans un camp en Afrique, il a volé l'eau d'un mourant, ou même juste d'un homme affaibli qu'il a condamné à la mort, par un acte volontaire, et non pas par omission. Et cet homme était un ami, quelqu'un qu'il admirait, et non pas une inconnue. La différence de traitement dans les deux épisodes, paraît disproportionnée. Lorsqu'il évoque la possibilité de rédemption, de changer quelque chose dans le passé, ou d'avoir la chance de revivre une situation semblable à une situation déjà vécue dont il pourrait cette fois changer l'issue, c'est du pont parisien qu'il parle, pas du camp africain. Comme si c'est cela qui était impossible à effacer. Comme si c'est cela qu'il fallait dissimuler, cacher dans des discours très bien construits, brillants, semblant une traque sans pitié pour ses faiblesses, les faiblesses humaines.

Camus me semble mettre en cause la possibilité pour un homme de faire une confession authentique, tout au moins en littérature. Il semble indiquer que tous ceux qui l'ont précédé dans cet exercice, à un moment ou un autre, ont forcément menti, travesti, dissimulé. Toute la bonne foi affiché, l'honnêteté, a forcément été à un moment donné ou un autre détourné, le lecteur abusé, manipulé, amené là ou l'auteur a voulu l'amener. Et bien évidemment, le premier en Occident à écrire ses Confessions, Saint-Augustin. La chute regorge d'allusions bibliques : rien que le nom du personnage, Jean-Baptiste Clamence. Clamans signifie parole en latin et Saint-Jean Baptiste est le prophète avec une voix clamant dans le désert (vox clamantis in deserto ). On pourrait donc poser l'hypothèse, que Camus (qui a écrit son mémoire de maîtrise sur Saint-Augustin) met en cause l'idée d'une culpabilité posée sur l'homme, sur tout homme, à cause du péché originel, dont il ne peut se sauver tout seul, mais uniquement par une grâce divine accordée arbitrairement à quelques rares élus. Clamence essaie d'entraîner par ses aveux, auxquels il donne une allure de sincérité absolue, ses interlocuteurs à se sentir coupables. Car ses fautes, ses faiblesses, ses défaillances pourraient être les nôtres. Ce qui paraît une accusation de soi est une tentative d'accuser l'humanité toute entière. le mal qu'un homme traque en lui, il l'attribue au final à toute son espèce, qui doit désormais faire pénitence. Et si Dieu n'existe pas (ou plutôt comme Dieu n'existe pas) cette culpabilité et cette pénitence sont de la pure auto-destruction. Comme ce qui vit le personnage de Clamence à Amsterdam.

Mais il y a d'autres lectures, d'autres références, et je reviendrai à ce livre….
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Comme d'habitude avec Camus, je ne suis pas déçu.

De l'originalité dans la construction narrative avec ce long dia-monologue puisqu'il y a deux personnages mais qu'on ne lit le discours que l'un des deux et qu'on ne peut qu'essayer de deviner l'autre.

Un propos philosophique qui tisse toute l'histoire et lui donne une profondeur qui fait plaisir à lire quand on se confronte parfois à des platitudes.

Un style riche, intelligent, avec de nombreuses trouvailles pas toujours forcément alambiquées mais qui amène à pouvoir extraire des citations intemporelles.

Un suspense (et oui même dans un livre philosophique !) entretenu par petites touches habiles et dénoué brillamment à la fin, de façon surprenante mais tellement logique.

Et tout ça en juste 150 pages, parce que Monsieur Camus n'a même pas besoin d'être long pour être bon.
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Cela avait commencé dès la file d'attente. Des bouffées de chaleur et cette sensation d'être hagard, la bouche pâteuse. « Deux places pour La ligne verte s'il-vous-plait ». Ce qu'il peut faire chaud dans ce cinéma ! Il faut dire que cette affreuse moquette n'aide en rien. Tu ne trouves pas qu'il fait étouffant ? Non ? Bon. Direction la salle numéro quatorze. Je suis exténué, c'est fou, il faut que … je me remette … au sport. Ce … n'est … pas … norm… d'êtr …

C'est à ce moment-là que la machinerie de mon corps est devenue incontrôlable. Souffle haletant, battements frénétiques de cils, mal de nuque comme si le poids du monde s'était donné rendez-vous sur mes épaules. le simple fait de me diriger vers les divans en face de la fameuse salle numéro quatorze m'a semblé durer une éternité. Et puis il y a eu la première syncope de ma vie. D'autres ont suivi ; s'étalant sur des années. On apprend à vivre avec mais ce qui m'a toujours surpris c'est qu'autant les signes avant-coureurs sont anxiogènes, autant la syncope en elle-même, cette chute, quand le corps s'effondre sur le sol, est une sensation de bien-être rarement égalé. Cela peut paraître insensé et pourtant, quand cela m'arrivait, mon être versait en une fraction de seconde dans un état de relaxation intense, comme si rien ne pouvait plus m'atteindre. Depuis lors, une chute n'est plus totalement un processus négatif, cela peut aussi être une révélation.

J'ai retrouvé cet élément paradoxal dans un des classiques de la littérature française, écrit par un certain Albert Camus et sobrement intitulé La Chute. Il y a d'ailleurs tant à dire sur ce livre qu'une petite analyse s'imposait d'elle-même😉.

Jean-Baptiste Clamence est un ancien avocat réputé de Paris. Il a vécu la gloire jusqu'à plus soif mais vit maintenant dans les bas-quartiers d'Amsterdam. Il fréquente quotidiennement le Mexico-City, un bar douteux. Il y conte ses exploits d'antan à un français de passage et met le doigt sur ‘événement qui a fait basculer son existence, c'est-à-dire le jour où il entendit une jeune femme chuter d'un point et se noyer dans la Seine. Clamence ne s'est jamais retourné pour s'assurer que la chute était bien réelle et n'a donc jamais porté secours à cette femme. Cet incident est fondateur de sa remise en question et va faire vaciller les certitudes de l'avocat au point de lui faire prendre conscience du vide dans sa vie.

Albert Camus a créé cette histoire sous la forme d'un monologue. Il y a, certes, l'interlocuteur à qui s'adresse Clamence mais il n'est jamais qu'un faire-valoir anecdotique à tel point que l'on est en droit de se demander si le héros du roman n'est pas seul, dans ce bar, tel un pilier de comptoir qui noie ses problèmes dans l'alcool et se remémore sa chute sociale. La force de ce roman est justement de laisser planer le doute. Est-ce que Clamence parle vraiment à quelqu'un? La jeune fille s'est-elle réellement noyée? La performance sociale du héros, quand il vivait à Paris, n'est-elle pas un tantinet exagérée? La réponse à ces questions n'est pas limpide et c'est sans doute cette façon de jouer avec le clair-obscur qui donne toute la saveur à l'histoire.

Le principal n'est pas tant la somme des anecdotes racontées par Clamence que la prise de recul qu'il a sur lui-même. La psychologie du personnage est méticuleuse et réaliste. Camus nous laisse entrer dans l'âme humaine, faite de contradictions, d'égo et d'excuses mais aussi de jugements sur soi et de prises de conscience. À ce titre, le surnom que se donne Clamence, le juge-pénitent, en dit long sur son ressenti profond.

Comme dans l'Étranger, la plume d'Albert Camus est dépouillée. Point de respiration, et encore moins de tiret cadratin pour annoncer qui prend la parole. le texte donne l'impression d'être écrit d'une traite, sans respiration, telles les confidences du héros qui fleurissent tout au long du roman. L'écriture de Camus, que je qualifie de neutre, fait fi des conventions et amène un rythme parfait pour l'exercice d'un examen de conscience (celui de Clamence).

En définitive, La chute est un classique qui se lit avec un autre regard avec l'âge, quand la patine du temps et les expériences de la vie nous ont donné de la consistance. Il aborde des thèmes universels qui resteront, je pense, indémodables. 😉

"N'avez-vous jamais eu subitement besoin de sympathie, de secours, d'amitié ? Oui, bien sûr. Moi, j'ai appris à me contenter de la sympathie. On la trouve plus facilement, et puis elle n'engage à rien. « Croyez à ma sympathie », dans le discours intérieur, précède immédiatement « et maintenant occupons-nous d'autre chose ». C'est un sentiment de président de conseil : on l'obtient à bon marché, après les catastrophes. L'amitié, c'est moins simple. Elle est longue et dure à obtenir, mais quand on l'a, plus moyen de s'en débarrasser, il faut faire face."
Lien : https://lespetitesanalyses.c..
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"Ceux qui écrivent obscurément ont bien de la chance : ils auront des commentateurs. Les autres n'auront que des lecteurs, ce qui, paraît-il, est méprisable". (la pléiade 4/1087).
La prose de Camus tout au long de ce monologue est limpide, Clamence s'exprime avec beaucoup de clarté, avec une fluidité qui pourrait rendre ses propos anodins.
Certains intellectuels n'ont-ils pas estimé que Camus faisait de la philosophie un art mineur, pour bachelier.


Camus est tout le contraire d'un conteur bon marché, d'un débonnaire plagiaire de citations tronquées , telle que : l'homme est un loup pour l'homme ( cf Plaute l'homme est un loup pour l'homme, quand on ne sait pas qui il est.)


Ce roman, La Chute est construit comme un dialogue, comme au théâtre, où le lecteur se laisse embarquer, par un comédien, voire un bonimenteur, dans des chemins de traverse, tandis que par un jeu de miroirs, l'on se perd dans d'infinis reflets, quand une flèche vous transperce, Camus frappe page 90, "même la bonne intention est imputée à crime."


Progressivement on perçoit la portée de ce récit, guidé par de petites anecdotes bien banales, qui interrogent l'homme, confronté aux autres et à son destin.
L'homme qui parle dans la chute se livre à une confession, il se dépêche de faire son propre procès pour mieux juger les autres et ajoute page114,   "plus je m'accuse est plus j'ai le droit de vous juger".

Pour mieux cerner les facettes de cet essai parcourons ce récit selon plusieurs miroirs.

Mexico City

Jean-Baptiste Clamence, s'adresse à un voisin dans ce bar d'Amsterdam, "pour vous servir dit-il," il engage la conversation, sur le ton amical, s'excusant d'être bavard il va bientôt l'entreprendre, sur un sujet peu banal. Avec ironie Clamene apprend à son nouvel ami qu'il habite le quartier juif où 75 000 juifs furent déportés ou assassinés, ajoutant page 15, "c'est le nettoyage par le vide."

Clamence pousse même le bouchon en ironisant, "quand on n'a pas de caractère, il faut bien se donner une méthode, elle a fait merveille". "J'habite sur les lieux d'un des plus grands crimes de l'histoire."

Cela m'aide à comprendre le gorille et sa méfiance. Clamence enchaîne sur un autre épisode glaçant ou une vieille femme doit choisir entre ses deux fils, lequel sera fusillé.


Dans ce bar c'est un portrait infernal qui peu à peu s'affiche. On n'en revient à cette interrogation, qu'est-ce que l'homme ?
De ce voyage aux limites de la déraison, le portrait que dessine Camus,de l'homme du XXe siècle le porte au pallier de l'enfer, comédien, séducteur, égoïste, sadique, coléreux et coupable.


Comédien

Il y eut beaucoup de tentatives pour mettre sous une forme théâtrale ce monologue à deux voix. L'idée était sans doute de mieux clarifier l'esprit et la logique du texte. Les ramifications complexes aux anecdotes sulfureuses, ont souvent rendu l'exercice peu scénique.

Comédien Clamence joue un rôle il endosse le costume du défenseur, de l'avocat de la veuve et de l'orphelin se montrant attentif courtois peut-être même délicat et altruiste. Il montre en effet que cela fait du bien d'être généreux et que sa bonté est récompensée. Camus a ces mots percutants pour l'imager, "mais ce qu'on aime quand on aime autrui c'est toujours soi."


Le personnage de Clamence nous apparaît bien comme une façade, une façon de séduire, il simule le diable, il se maquille, il aime les femmes pour se persuader que son pouvoir de séduction est inchangé peut-être même infaillible.

C'est aussi un portrait de Camus que lui-même dresse, sans complaisance, il se sait manquer de confiance en lui. Qui sommes-nous ? Les premiers à condamner ? Et qui d'entre nous, a le plus de faiblesses?
Il se joue aussi de ses détracteurs en se présentant comme un homme vaniteux arrogant, ce trait de caractère que ses ennemis se complaisent à déclamer contre lui.
Cette forme de dénigrement il le pousse aussi loin que le mauvais goût, rendant la monnaie de leur pièce aux sartriens, il met le paquet leur prouvant que l'on peut être encore plus méchant ou plus cynique qu'eux


Culpabilité

La chute, la vraie celle qui est sans recours et sans retour possible, est celle d'être coupable sans possibilité d'obtenir un pardon.

Camus livre dans les dernières pages du livre, quelques-unes de ses pensées.
"En mettant en avant les événements historiques, et en les justifiant au nom d'une hypothétique finalité heureuse marxiste on ne fait que les substituer à l'imposture religieuse et à son hypothétique paradis", vive donc le maître, quel qu'il soit pour remplacer la loi du ciel 


En réalité nous sommes tous coupables torturés dans un malconfort ou chacun se renvoie sa honte, où nous cherchons à nous mettre à l'abri pour ne plus supporter la douleur âpre d'être libre.
Et plus loin, j'invite le bon peuple, suggère Clamence à se soumettre et briguer humblement les conforts de la servitude quitte à la remplacer comme la vraie liberté.


Les juges-pénitents , nos intellectuels ?
La faute est sans possibilité de grâce ni de pardon.
Dans sa correspondance, Camus écrit cette phrase:

"Je crois que je suis las de ce monde de hurlements et de haine, de logique sèche et de convulsionnaires, où je suis plongé. J'ai assez de ces héros pour rien, de ces penseurs malades d'orgueil, de ces tueurs et de ces flics. Quand j'en aurai fini, je serai malade, c'est sûr. A moins que la dernière ligne tracée, je n'aille vomir un bon coup contre un mur ensoleillé pour pouvoir oublier et rire, et comprendre sans grands airs et aimer dans le matin, dans la tendresse, dans l'amitié...Mais pour le moment il faut cheminer dans l'enfer. (Page 689 février 51 correspondance Albert Camus Maria Casarès)

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Ouah... quelle lecture ! Un petit bouquin, mais qui en impose... Et dans un style très particulier. Un long monologue d'un personnage... Aucune indication sur le personnage à qui il s'adresse, aucune intervention directe entre les deux... Seulement Camus qui reprend les phrases que pourraient dire l'autre par son personnage principal. C'est particulier... mais très intéressant. C'est donc Jean Baptiste Clamence qui se raconte... sa vie d'avant, mais surtout, l'impact qu'aura La Chute d'une jeune femme d'un quai de la Seine sur sa vie... Un avant et un après... Pour le lecteur également, il y a un avant et après La Chute. C'est un texte fort, puissant... exigeant, pas facile du tout... Je crois sincèrement qu'il faut avoir vécu un peu pour en comprendre toutes les subtilités et je suis contente de l'avoir lu à ce moment de ma vie et pas avant... Un grand texte sur le repentir, sur la culpabilité, sur les remords et les regrets... C'est très bien écrit... C'est mûr et très abouti.
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Quiz sur l´Etranger par Albert Camus

L´Etranger s´ouvre sur cet incipit célèbre : "Aujourd´hui maman est morte...

Et je n´ai pas versé de larmes
Un testament sans héritage
Tant pis
Ou peut-être hier je ne sais pas

9 questions
4785 lecteurs ont répondu
Thème : L'étranger de Albert CamusCréer un quiz sur ce livre

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