"Ceux qui écrivent obscurément ont bien de la chance : ils auront des commentateurs. Les autres n'auront que des lecteurs, ce qui, paraît-il, est méprisable". (la pléiade 4/1087).
La prose de Camus tout au long de ce monologue est limpide, Clamence s'exprime avec beaucoup de clarté, avec une fluidité qui pourrait rendre ses propos anodins.
Certains intellectuels n'ont-ils pas estimé que Camus faisait de la philosophie un art mineur, pour bachelier.
Camus est tout le contraire d'un conteur bon marché, d'un débonnaire plagiaire de citations tronquées , telle que : l'homme est un loup pour l'homme ( cf
Plaute l'homme est un loup pour l'homme, quand on ne sait pas qui il est.)
Ce roman,
La Chute est construit comme un dialogue, comme au théâtre, où le lecteur se laisse embarquer, par un comédien, voire un bonimenteur, dans des chemins de traverse, tandis que par un jeu de miroirs, l'on se perd dans d'infinis reflets, quand une flèche vous transperce, Camus frappe page 90, "même la bonne intention est imputée à crime."
Progressivement on perçoit la portée de ce récit, guidé par de petites anecdotes bien banales, qui interrogent l'homme, confronté aux autres et à son destin.
L'homme qui parle dans
la chute se livre à une confession, il se dépêche de faire son propre procès pour mieux juger les autres et ajoute page114, "plus je m'accuse est plus j'ai le droit de vous juger".
Pour mieux cerner les facettes de cet essai parcourons ce récit selon plusieurs miroirs.
Mexico City
Jean-Baptiste Clamence, s'adresse à un voisin dans ce bar d'Amsterdam, "pour vous servir dit-il," il engage la conversation, sur le ton amical, s'excusant d'être bavard il va bientôt l'entreprendre, sur un sujet peu banal. Avec ironie Clamene apprend à son nouvel ami qu'il habite le quartier juif où 75 000 juifs furent déportés ou assassinés, ajoutant page 15, "c'est le nettoyage par le vide."
Clamence pousse même le bouchon en ironisant, "quand on n'a pas de caractère, il faut bien se donner une méthode, elle a fait merveille". "J'habite sur les lieux d'un des plus grands crimes de l'histoire."
Cela m'aide à comprendre le gorille et sa méfiance. Clamence enchaîne sur un autre épisode glaçant ou une vieille femme doit choisir entre ses deux fils, lequel sera fusillé.
Dans ce bar c'est un portrait infernal qui peu à peu s'affiche. On n'en revient à cette interrogation, qu'est-ce que l'homme ?
De ce voyage aux limites de la déraison, le portrait que dessine Camus,de l'homme du XXe siècle le porte au pallier de l'enfer, comédien, séducteur, égoïste, sadique, coléreux et coupable.
Comédien
Il y eut beaucoup de tentatives pour mettre sous une forme théâtrale ce monologue à deux voix. L'idée était sans doute de mieux clarifier l'esprit et la logique du texte. Les ramifications complexes aux anecdotes sulfureuses, ont souvent rendu l'exercice peu scénique.
Comédien Clamence joue un rôle il endosse le costume du défenseur, de l'avocat de la veuve et de l'orphelin se montrant attentif courtois peut-être même délicat et altruiste. Il montre en effet que cela fait du bien d'être généreux et que sa bonté est récompensée. Camus a ces mots percutants pour l'imager, "mais ce qu'on aime quand on aime autrui c'est toujours soi."
Le personnage de Clamence nous apparaît bien comme une façade, une façon de séduire, il simule le diable, il se maquille, il aime les femmes pour se persuader que son pouvoir de séduction est inchangé peut-être même infaillible.
C'est aussi un portrait de Camus que lui-même dresse, sans complaisance, il se sait manquer de confiance en lui. Qui sommes-nous ? Les premiers à condamner ? Et qui d'entre nous, a le plus de faiblesses?
Il se joue aussi de ses détracteurs en se présentant comme un homme vaniteux arrogant, ce trait de caractère que ses ennemis se complaisent à déclamer contre lui.
Cette forme de dénigrement il le pousse aussi loin que le mauvais goût, rendant la monnaie de leur pièce aux sartriens, il met le paquet leur prouvant que l'on peut être encore plus méchant ou plus cynique qu'eux
Culpabilité
La chute, la vraie celle qui est sans recours et sans retour possible, est celle d'être coupable sans possibilité d'obtenir un pardon.
Camus livre dans les dernières pages du livre, quelques-unes de ses pensées.
"En mettant en avant les événements historiques, et en les justifiant au nom d'une hypothétique finalité heureuse marxiste on ne fait que les substituer à l'imposture religieuse et à son hypothétique paradis", vive donc le maître, quel qu'il soit pour remplacer la loi du ciel
En réalité nous sommes tous coupables torturés dans un malconfort ou chacun se renvoie sa honte, où nous cherchons à nous mettre à l'abri pour ne plus supporter la douleur âpre d'être libre.
Et plus loin, j'invite le bon peuple, suggère Clamence à se soumettre et briguer humblement les conforts de la servitude quitte à la remplacer comme la vraie liberté.
Les juges-pénitents , nos intellectuels ?
La faute est sans possibilité de grâce ni de pardon.
Dans sa
correspondance, Camus écrit cette phrase:
"Je crois que je suis las de ce monde de hurlements et de haine, de logique sèche et de convulsionnaires, où je suis plongé. J'ai assez de ces héros pour rien, de ces penseurs malades d'orgueil, de ces tueurs et de ces flics. Quand j'en aurai fini, je serai malade, c'est sûr. A moins que la dernière ligne tracée, je n'aille vomir un bon coup contre un mur ensoleillé pour pouvoir oublier et rire, et comprendre sans grands airs et aimer dans le matin, dans la tendresse, dans l'amitié...Mais pour le moment il faut cheminer dans l'enfer. (Page 689 février 51
correspondance Albert Camus Maria Casarès)