Ce qui pesait sur nous - je le sens aujourd'hui - c'était la fatalité de la guerre proche. Les être d'une sensibilité frémissante savent tout d'avance. Cette ombre immense montait dans le ciel. Encore invisible, elle jetait sur nous tous, et particulièrement sur ceux qu'elle avait marqués, son filet d'angoisse. Comment n'eussions-nous pas été tristes ? Tout conspirait contre nos élans naturels. En ces années 1908-1914, que certains dépeignent aujourd'hui comme un âge d'or, les circonstances ne nous inclinaient qu'au découragement et à l'inquiétude. Aucun de ceux qui m'entouraient, s'il m'en souvient bien, n'attendait rien de bon de la vie. Si forte était notre conviction que la réalité nous meurtrirait que nous ne cherchions que des évasions !
Nous allions de La Tresne à Saint-Côme en voiture. On partait au lever du soleil dans une sorte de victoria à strapontin, dénommée "milord"...Nous reconnaissions les petits ports, Langoiran, Cadillac...
Après la traversée du pont, à Langon, nous passions d'un opulent pays de vignes à des landes plus mélancolique.
Les sous-bois d'acacias et de bruyères roussies par l'été alternaient avec les pacages.
Des règes de chaumes ou de fourrage étiraient leur tapis près des métairies.
Le voyage était long. Nous somnolions.
Il fallait faire halte aux auberges.
A Bazas, le foirail engourdi au soleil sentait l'étable.
Notre petite voiture croisait dans les rues raboteuses des charrettes à bœufs.
A la sortie de la ville apparaissait, dans un bouquet d'arbres, le château d'Arbieux.
Je suis revenue l'an dernier à La Viale.
Le jardin m'a paru petit. La tourelle, dépouillée de son rosier, n'est plus celle qui portait dans mon souvenir des grappes de roses d'un jaune soufre.
Je n'ai plus retrouvé la grotte feuillue qui s'arrondissait à gauche du perron, et sous laquelle nous ne pouvions entrer qu'en rampant.
Cette maison raclée, recrépite, dépouillée de tous les prestiges dont l'enveloppait mon souvenir, n'ai-je pas eu tord de la confronter avec les images enfouies dans mon cœur ?...