Non, cela ne pouvait pas être lui. C’était impossible ! Mais ce visage, avec quelques rides en plus, et ce regard intense, inoubliable, qu’il fixait sur elle, ne laissaient pas de place au doute. Il était là, quatre rangées plus bas, debout, immobile, et il la regardait avec la même expression de désarroi. Comment pouvait-elle, après tout ce temps, toute cette vie, avoir le souffle coupé, le cœur battant la chamade et un nœud dans la gorge ?
Gianni n’était certes pas un champion de sensibilité et de douceur, mais il était généralement gai et souriant, que ce soit une question de caractère ou une preuve de son manque de profondeur. Depuis quatre ans qu’ils étaient mariés, il y avait eu une période où il était plus distrait, presque absent. Cela s’était produit deux ans plus tôt, lorsqu’il s’était entiché d’une jeune Américaine rencontrée au bord de la mer. Lea avait découvert toute l’histoire, qui avait duré peu de temps puisque l’étrangère était rentrée chez elle, mais elle n’avait jamais avoué à Gianni qu’elle était au courant. Folle de rage, elle s’était cependant persuadée qu’il s’agissait là d’un mal nécessaire, et elle avait continué à faire bonne figure sans révéler l’humiliation qu’elle éprouvait à avoir épousé un homme si infantile qui l’avait trompée si vite.
Elle ne vit rien du prologue, n’entendit rien de la musique, ne s’aperçut pas de la beauté d’Odette, de la présence du sorcier Rothbart, du sortilège, du cygne… Ses pensées avaient abandonné la salle du théâtre, traversant les murs pour s’en éloigner. Le cœur sens dessus dessous, Lea était partie dans un voyage qui remontait le temps sur vingt années en arrière.
Légitimes ou illégitimes, les couples étaient nombreux – le romantisme de l’île y était sans doute pour quelque chose – et, comme l’avait fait remarquer Sergio la veille, à Capri, sur le plan amoureux, la frontière entre le licite et l’illicite était plutôt mince.
Tout cela contribuait largement à imprégner l’atmosphère d’une note insouciante, qui libérait l’esprit et ouvrait la voie à de nouveaux ferments, de nouvelles manières de vivre qui se profilaient à l’horizon de cette période dorée.
Il n’y avait pas un seul moment important de sa vie qu’Olga n’avait pas partagé. Profondément différentes sous de nombreux aspects, sinon tous, elles avaient fait de leurs différences une complémentarité et elles étaient indispensables l’une à l’autre. Ainsi, si Lea avait souvent freiné les élans excessifs d’Olga, celle-ci avait à son tour joué un rôle entraînant pour Lea et, tour à tour enthousiastes ou plus mesurées, elles avaient toutes les deux affronté les grandes étapes de la vie.