À vol d'oiseau, que de similitudes entre cette épidémie de peste dans le nord de la Chine, dans la ville alors russo-chinoise de Harbin, en Mandchourie, au début du 20ème siècle, et le méchant Covid-19 qui actuellement, début 2020, est en train de mettre l'humanité tout entière sur le flanc:
Cette "peste de Harbin", en 1910, elle s'expliquerait en effet par la chasse et la consommation d'un petit animal sauvage, la marmotte [ mais peut-être avait-elle été transmise par sa puce?? ] .
Il est avéré que l'épidémie se propagea ensuite très rapidement par la voie "aérienne" (respiration, crachats, toux ) sans passer par la puce, et que c'est un jeune médecin chinois, formé à Cambridge - le docteur Wu - qui comprit l'utilité des masques respiratoires, et en imposa l'usage. Lequel docteur Wu, comme de bien entendu, se heurta à l'hostilité de principe de ses confrères européens...
Mais non, en dépit des amoncellements de cadavres, il n'est pas du tout déprimant, ce roman consacré à la tragique peste de Harbin, car vu très en surplomb: sans froideur mais sans débordement d'émotion. Zinjian Chi en effet a traité son récit comme à la pointe sèche, avec une grande précision de détails , très abondamment documentés, mais sans aucun pathos.
Avec parfois, d'ailleurs, une petite pointe d'humour discret, comme dans cette scène où les tenants de la médecine chinoise traditionnelle se réunissent pour débattre des causes de l'épidémie - et, tels les médecins de
Molière, en donnent des explications parfaitement contradictoires... Ou bien lorsque Chi évoque la frénésie de sensualité qui a saisi les habitants - au point, explique-t-elle, que certains maris au matin en ont les jambes qui flageolent.... Ou encore lorsque, dans l'espoir de chasser les rats qui rongent ses provisions de grains , le marchand Ji Yonghe -celui-là même qui a échangé une éventuelle grossesse de sa femme contre une cargaison de soja - s'efforce d'imiter le miaulement d'un chat.
Curieusement, même, c'est dans les toutes dernières pages , lorsque l'étau se desserre, lorsque les survivants font leurs comptes, que l'émotion nous gagne vraiment. Et plutôt que les morts violentes, les charrettes mortuaires, les immenses bûchers de crémation, ce sont les occasions manquées, les amours ratées, les trébuchements du destin, qui finalement nous broient le coeur, vers la toute fin du roman.
Bien sûr, en raison du contexte, le récit s'intéresse beaucoup aux rites funéraires, aux croyances dans l'Autre Monde, en vigueur dans cette Chine encore impériale du début du 20ème siècle: vêtements funéraires, de préférence somptueux; monnaie factice à brûler pour honorer le défunt; profession que "l'Empereur de Jade", le Maître du Ciel, dans l'autre vie, attribuera à un jeune garçon; piété filiale si exacerbée qu'elle peut pousser au suicide... Cependant, si le récit nous immerge de préférence dans le petit peuple des artisans et commerçants chinois, il ne s'interdit pas de nous promener aussi du côté du prospère quartier russe, ou dans celui du "Yamen" (Préfecture) avec ses fonctionnaires épris de poésie, ses médecins militaires, et ses préoccupations de nature économique et politique - la ville d'Harbin étant prise en tenaille entre les intérêts concurrents des Russes et des Japonais.
Que de monde, en tout cas, dans ce roman! Quel fourmillement de personnages - du moins avant que la peste ne vienne y faire des coupes sombres! Et tous silhouettés avec tant de justesse et d'humanité, les méchants comme les bons.
A côté de l'éminent Dr Wu, deux personnages plus modestes en émergent, qui sans être véritablement centraux resurgissent plus souvent que tous les autres; deux personnages qui de par leur profession, ou par leurs blessures secrètes, font le lien entre les différents secteurs de la ville, entre les milieux sociaux, entre la communauté chinoise et les Étrangers:
- L'entrepreneur Fu Baichuan, avisé, volontaire, généreux, mais qui ne parviendra pas à se lier à la femme qu'il aime en secret.
- Et surtout le cocher de fiacre Wang Chunshen, lui aussi malheureux en amour, trompé par sa femme comme par sa concubine puis manipulé par une troisième, bref cabossé par la vie, et qui ne trouve d'apaisement que dans la compagnie de son beau, si attentionné, si tendre et si intelligent cheval noir , qui est son seul véritable ami.
Quant à ce beau titre de "
Neige et corbeaux", indépendamment de son intérêt graphique, et qui s'inscrit dans la thématique récurrente du noir et du blanc ( ne pas oublier qu'en Chine c'est le blanc qui est la couleur du deuil!): bien sûr, on a envie de se demander pourquoi....
- Je serais tentée de dire: en aucune façon, vraiment pas du tout parce que ces oiseaux seraient maléfiques, ou signe de mauvais augure. D'une manière générale je n'ai pas l'impression que ce soit le cas en Chine, et moins encore dans ce roman. Ils y seraient plutôt une présence familière, amicale. Sur les arbres et dans le récit, une ponctuation en quelque sorte " calligraphique" ( mais je ne me sens pas qualifiée pour en "débattre...).
Mais surtout, pour une certaine jeune femme qui chaque matin leur jette une poignée de grains, une affirmation d'indépendance , de rébellion contre son méchant mari.
Et pour une autre jeune femme , l'occasion - d'autant plus désespérément gratuite, désintéressée , qu'elle lui redonnera la santé mais restera à tout jamais inconnue d'elle - d'une éperdue, définitive, déclaration d'amour sincère.
[ Post-face très convenue, en revanche. On peut sans aucun problème s'épargner de la lire. Car d'abord des considérations pas inintéressantes sur la fabrication de "
Neige et corbeaux" . Mais ensuite un adieu pathétique à la grand-mère morte... Une rêverie nocturne sur les nuages et sur la lune, et sur la grand-mère devenue "demoiselle d'honneur de la lune", avec des guirlandes de poéticaillerie clinquante sur la Chine du nord. Tout cela m'a paru terriblement sur-joué, mièvre et poisseux!
Dans mon regard de Grande Barbare de l'ouest, un ajout qui dépare le livre, pourtant si beau. ]