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Critique de Charybde2


Travailler physiquement la langue en son corps et en son coeur pour retrouver et inventer les trésors enfouis au-delà des automatismes qui nous sont encore et toujours infligés : un programme poétique salutaire à l'exécution vibrante.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/06/25/note-de-lecture-animal-errant-retour-dabattoir-claro/

Au moins depuis son lancinant « Comment rester immobile quand on est en feu ? » de 2016, qui officialisait en quelque sorte un besoin poétique crucial, besoin qui hantait les nombreux écrits critiques de Claro, sur son blog ou imprimés, besoin qui travaillait sa prose (ce dont témoignaient déjà, en beauté et en flagrance, aussi bien « Tous les diamants du ciel » en 2012 que « Crash-test » en 2015), on sait qu'entre l'auteur du gigantesque « CosmoZ » et l'écriture, il sera désormais d'abord et avant tout, et jusqu'à nouvel ordre éventuel, question de poésie, au sens le plus déterminé du terme, justement.

Après le tournant intime apparent de « La maison indigène » en 2020, tout de franchise et de transparence investigative, mais pourtant si baigné de ruse narrative et de magie sibylline, il nous offrait l'an dernier « Sous d'autres formes nous reviendrons », formidable memento mori aux angles saillants comme surgis de nulle part et, pourtant, comme l'attestait un titre quasiment programmatique, une somptueuse, déjà, continuation de la quête langagière par d'autres moyens.

Publié en janvier 2023 dans la belle collection Poésie de Flammarion (où l'on trouve notamment les trésors de Patrick Beurard-Valdoye, ici, ici ou ici), placé sous le signe à élucider du triple « deux points », « Animal errant, retour d'abattoir ::: » poursuit et affirme ce cheminement fascinant.

Dans Libération, Camille Paix rappelait (ici) à propos de cet animal errant que « la poésie, c'est le territoire de la violence ». Il serait tentant en effet de suivre le tracé de la veine biographique sous la peau, depuis l'étrange maison algéroise si curieusement environnée jadis, et de détecter la part de règlement de comptes qui habite ce corral – après l'abattoir, tout est résolument là.

« animal errant, retour d'abattoir ::: » propose pourtant tout autre chose. La belle formule de Stéphane Bataillon dans La Croix (« Une parole noircissant les souvenirs pour tenter de nuancer les ténèbres d'un monde que l'on n'espérait pas ») sonne ici très juste : il faut aller fouaillant jusqu'au tréfonds pour entrevoir une chance de s'échapper des pièges du langage, de ses conventions et de ses habitudes, pour espérer créer ou récréer une émancipation. Il est tout sauf anodin que surgissent ici – au fil des vers libres (mais n'échappant pas, volontairement, aux contraintes subtiles du rythme, de la scansion et du détour) – Antonin Artaud (que seraient sinon un pèse-nerfs ou un ombilic des limbes ?), Franck Venaille (dont le pas vigoureux et déjà largement complice dans l'ouvrage précédent de Claro ne se contentait certes pas d'arpenter les berges de l'Escaut), Alejandra Pizarnik ou Cédric Demangeot : bien qu'opérant selon des protocoles poétiques ô combien différents, celles et ceux ainsi doucement convoqués par l'auteur, en humble fraternité, ont toujours inscrit cette libération du langage au coeur de leurs préoccupations.

Un travail en profondeur sur la langue (« un labeur et un labour », rappelle joliment Guillaume Richez dans sa belle recension, ici) : c'est bien ce que souligne comme mine de rien Claro dans son entretien avec Yves Bichet et Olivia Gesbert dans le Book Club de France Culture du 2 janvier dernier. « du moment qu'on travaille avec le langage, on est obligé de travailler avec le corps. Il y a forcément une dimension très physique dans la poésie. »

Il n'y a peut-être pas si loin de cette quête, tour à tour implicite et explicite, à celles, par exemple et sur d'autres terrains de jeu, de Sandra Lucbert pour désincarcérer la langue confisquée par le management délétère (« Personne ne sort les fusils ») ou par les tenants du TINA lâchés en mode automatique total (« le ministère des contes publics »), d'un Yann Diener montrant les codes sous-jacents de certains stéréotypes devenus bien trop familiers (« LQI – Notre langue quotidienne informatisée »), d'un D' de Kabal dont le slam vigoureux recense les torsions abusives infligées aux mots par les dominants, ou bien sûr celle du précurseur Victor Klemperer traquant au quotidien la normalisation linguistique totalitaire (« LTI, la langue du Troisième Reich »). Selon les mots même de Claro, dans l'émission déjà citée, « lutter contre les stéréotypes du langage est un métier manuel : raboter, revoir les angles, changer une pièce, opérer des décloisonnements« (c'est nous qui soulignons ce dernier terme). Retrouver la langue volée par les habitudes imposées, conscientes et inconscientes, l'imaginer autre : y a-t-il plus beau programme pour la poésie ?

Paradoxe apparent : là où Christian Prigent (rappelé par Olivia Gesbert dans l'entretien radiophonique déjà cité deux fois ci-dessus) pouvait déclarer à bon droit « la poésie peut la prose, et pas l'inverse », Claro et quelques autres poètes contemporains nous montrent en beauté que la poésie dispose aussi, pour peu que l'on s'y échine proprement, d'un pouvoir d'expérience de pensée – à travers le langage et pour lui -, d'une dimension spéculative digne des essais les plus affûtés, d'un carquois souverain qui, bien que fort exigeant, est peut-être bien le plus à même de fournir de quoi percer les lourdes cuirasses du prêt-à-penser et du prêt-à-dire.

Et c'est ainsi, dans ce riche espace de doute et d'incertitude que scande tout au long du recueil le « ::: », juxtaposition de trois « deux points » ou superposition de « points de suspension », que se joue bien, subtilement et néanmoins gaillardement, quelque chose qui justifie pleinement cette jolie formule, à nouveau, de Guillaume Richez, discernant en l'auteur un véritable « poète de science-fiction du langage ».
Lien : https://charybde2.wordpress...
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