Il se sentait désolé, sage, à l'écart de tous. « Devenir un homme, c'est peut-être cela », songea-t-il. L'inconscient besoin de dédier sa tristesse et sa sagesse le tourmentait vainement, comme tous les honnêtes petits athées à qui l'éducation laïque n'a pas donné Dieu pour spectateur.
Aucun livre, parmi tous les livres qu'il lisait librement, les coudes dans le sable, ou retiré, par pudeur plutôt que par peur, dans sa chambre, ne lui avait enseigné que quelqu'un dût périr dans un si ordinaire naufrage. Les romans emplissent cent pages, ou plus, de la préparation à l'amour physique, l'événement lui-même tient quinze lignes, et Philippe cherchait en vain, dans sa mémoire, le livre où il est écrit qu'un jeune homme ne se délivre pas de l'enfance et de la chasteté par une seule chute, mais qu'il en chancelle encore, par oscillations profondes et comme sismiques, pendant de longs jours...
Il compte seize ans et demi, puisque Vinca atteint ses quinze ans et demi. Toute leur enfance les a unis, l'adolescence les sépare. L'an passé, déjà, ils échangeaient des répliques aigres, des horizons sournois ; maintenant le silence, à tout moment, tombe entre eux si lourdement qu'ils préfèrent une bouderie à l'effort de la conversation. Mais Philippe, subtil, né pour la chasse et la tromperie, habille de mystère son mutisme, et s'arme de tout ce qui le gêne. Il ébauche des gestes désabusés, risque des « À quoi bon ?... Tu ne peux pas comprendre... », tandis que Vinca ne sait que se taire, souffrir de ce qu'elle tait, de ce qu'elle voudrait apprendre, et se raidir contre le précoce, l'impérieux instinct de tout donner, contre la crainte que Philippe, de jour en jour changé, d'heure en heure plus fort, ne rompe la frêle amarre qui le ramène, tous les ans, de juillet en octobre, au bois touffu incliné sur la mer, aux rochers chevelus de fucus noir.
Les yeux de Vinca luttaient d'azur avec la mer matinale.
Il suspendit leurs pas, au tournant du sentier. Tout azur avait fui de la mer, coulée dans un métal solide et gris, presque sans plis, et le soleil éteint laissait sur l'horizon une longue trace d'un rouge triste, au-dessus de laquelle régnait une zone pâle, verte, plus claire que l'aurore, où trempait l'humide étoile qui se lève la première.
Les ombres mouvantes de ses pensées couraient sur son visage.
Il se sentit petit garçon, et très loin du bonheur.
Il fit le tour de la maison, ne découvrit ni la tête blonde de son amie ni sa robe bleue couleur de chardon bleu, ou sa robe blanche en coton spongieux d'un blanc de champignon frais. Deux longues jambes brunes, au genou sec et fin, ne se hâtèrent pas à sa rencontre ; deux yeux bleus, riches de deux ou trois bleus et d'un peu de mauve, ne fleurirent nulle part pour désaltérer les siens...
- Vinca ! Où es-tu, Vinca ?
Philippe chercha, entre les Ombres, le regard de Vinca, pour éprouver la force de ce fil invisible qui les liait l'un à l'autre depuis tant d'années et les préservait, exaltés et purs, de la mélancolie qui accable les fins de repas, les fins de saison, les fins de journées.
L'odeur de l'automne, depuis quelques jours, se glissait, le matin, jusqu'à la mer.