« En ce temps-là
on était des loups et les loups étaient des hommes ça ne faisait pas de différence on était le monde. »
Me voici plongée, presque à mon corps défendant, dans une lecture que je n'aurais jamais abordée sans l'incitation douce et persistante de Nico aka Nicky aka NicolaK. J'avoue avoir eu quelques difficultés, au début, à adhérer à la proposition de l'auteure : Liam, un homme taiseux et farouche vit seul dans la montagne avec sa femme Ava et leur petit garçon de cinq ans, Aru. Complètement isolés, sans téléphone, ni moyen de transport à part deux chevaux, sans un voisin à moins de plusieurs heures de marche, ils vivent en totale autarcie dans un lieu sauvage peuplé de loups et d'ours. Mon esprit rationnel fonctionnant à plein régime n'arrêtait pas de perturber ma lecture, me susurrant : ce n'est pas crédible à notre époque. Pas de téléphone? Pas la moindre possibilité de communication? Et ils vivent de quoi? Et d'abord, on est où? En France? Impossible. Nos montagnes et nos forêts ne regorgent pas d'ours. J'ai tenté de faire taire mon esprit raisonneur en lui faisant valoir qu'après tout, on se foutait du lieu où on était. Pour autant que j'en savais, on pouvait aussi bien être en Laponie, dans le Montana ou en Alaska, l'auteure ne le précise pas. Elle sème quand même quelques indices : les prénoms, Liam, Ava, Aru, Mike, Helen, Henry… et un panneau indicateur sur une route avec des miles inscrits dessus. Amérique du Nord, donc.
Ce petit problème avec moi-même à peu près réglé, un autre a aussitôt surgi : Ava se fait tuer par un ours en l'absence de Liam parti traquer le loup. Ce que ressent cet homme à l'instant où il découvre le corps déchiré de sa femme est proprement insoutenable, la tristesse s'est abattue sur moi comme un mauvais rêve et m'a poursuivie, tenace, tandis que Liam embarque son gosse dans un périple à cheval avec la ferme intention de le confier à la seule famille qui lui reste, un oncle et une tante :
« Moi je porte des armes j'abats des cerfs et je pars chasser pendant une semaine en bivouaquant sous les étoiles ou dans une tente, et au milieu de ces espaces-là il n'y a pas de place pour un enfant. »
Franchement, je n'aime pas la tristesse, je la fuis comme la peste. Pourtant, je ne peux pas dire que je lis habituellement des livres d'une folle gaieté, mais ils ne me rendent pas triste. Peut-être parce que les livres que je lis d'ordinaire se situent dans l'après. Ils reviennent sur des événements traumatisants ou tragiques vécus plusieurs années ou décennies plus tôt, événements que leurs auteurs mettent à distance, et cela, cette mise à distance est pour moi salutaire et réjouissante parce qu'elle m'apparaît comme une tentative (le plus souvent réussie) de mise en ordre du chaos. Alors qu'avec le livre de Collette, le chaos, je suis plongée dedans jusqu'au cou, car le chaos, il est dans la tête de Liam, et je suis dans la tête de Liam, une tête totalement retournée par la mort brutale de sa femme, et comment va-t-il faire, lui le chasseur, lui le trappeur, avec ce gosse sur les bras?
J'ai refermé le livre en me promettant qu'on ne m'y reprendrait plus.
Las, la prose envoûtante de l'auteure, d'une beauté âpre à l'image de son taiseux personnage et de la nature sauvage, a été la plus forte, j'ai repris ma lecture.
J'ai chevauché en compagnie de Liam et de son fils dans ces montagnes que je connais bien pour les avoir maintes fois parcourues à pied ou à cheval. Des montagnes sans doute moins sauvages qu'en Amérique du Nord, mais des montagnes quand même. Des taiseux farouches comme Liam, j'en ai connus. Pas des chasseurs ni des trappeurs, mais des bergers, des guides et des pisteurs. Des hommes vivant seuls dans des coins de nature préservée à trois heures de marche de la première habitation, j'en ai connus. Je n'ai en revanche jamais rencontré une jeune femme acceptant de vivre cette vie-là. Aussi isolée et loin de tout. Une partie de l'année à la rigueur, mais toute l'année, hiver compris, non. Surtout que l'hiver en montagne, c'est long, très long même, me revoilà en train de raisonner, c'est plus fort que moi.
À mesure que le périple de Liam et d'Aru se précise et se poursuit, je me sens de plus en plus dans mon élément, cela dit. Les chevauchées sur le bas-côté le long de routes sur lesquelles roulent des véhicules inconscients ne ralentissant pas l'allure, la rage qui vous prend à ce moment-là. le soulagement quand on s'éloigne de ces foutues routes, que le bruit agressif des moteurs se fait grondement lointain, puis murmure, puis silence.
Les marches harassantes dans des montées qui n'en finissent pas, les sentiers balcons à peine plus larges qu'une bordure de trottoir, avec la montagne abrupte d'un côté, le vide de l'autre, et les pierres qui roulent sous les pieds et sous les sabots, et il vaut mieux ne pas penser à ce qui se passerait si un pied ou un sabot venait à déraper ne serait-ce que de quelques centimètres. du reste, dans ces cas-là, comme dit Liam, il ne faut pas laisser le cerveau et surtout pas la peur prendre le dessus. Il faut rester connecté à ses sensations, laisser parler l'instinct, parce que sinon on est mort. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles Liam ne veut pas garder son fils avec lui maintenant que sa femme n'est plus. Son fils, ça le fait gamberger, il a peur pour lui, et dans la vie qu'il s'est choisie et qu'il refuse farouchement d'abandonner, il ne peut pas se payer le luxe d'avoir peur.
« Aru c'est la naissance de la peur dans ma tête et quand on commence à avoir peur on est exactement comme un con qui tiendrait une pique en l'air sous l'orage : on attire la foudre. »
De toute façon, quoiqu'on fasse, l'incident ou l'accident se produira. La vie, ça ne consiste pas à chercher à éviter les coups durs ou le malheur parce qu'ils sont inévitables. le mieux que l'on puisse faire, c'est se faire confiance, c'est faire confiance en notre capacité à les gérer, à les surmonter.
« Les accidents j'en ai vu j'en ai vécu je sais les aborder. Les accidents ça arrive toujours, c'est ça qu'on ne veut pas comprendre et ça ne sert à rien de vouloir les éviter, il faut apprendre à faire avec. »
J'ai accompagné jusqu'au bout ce père et ce fils dans leur périple de plus en plus incertain, de plus en plus dangereux aux allures de récit initiatique atteignant la dimension d'un mythe, j'ai frémi pour le petit Aru et j'ai grandement plaint la solitude de Liam.
« Je crois que c'est le plus effrayant me dire qu'elle ne reviendra pas et il y a un réflexe d'espérer qu'elle est partie pour un jour ou un mois ou même un an et puis non – d'espérer qu'un matin elle sera devant la porte devant la maison et la vie reprendra comme avant, mais l'avant n'existe plus et quand ma raison arrive à ce point-là ça vacille. C'est ce plus jamais qui m'accable il n'y a rien à négocier, ni un jour ni une heure, et je suis seul voilà la vérité. »
Cet homme traversé par des pensées et des émotions contradictoires, que la colère et la rage submergent par vagues — « Je suis en colère contre la terre la vie le monde, et le monde je jure je lui ferai la peau » — ce père qui, n'ayant pas eu d'enfance, se demande comment il pourrait en offrir une à son fils, ce père qui a tant de mal à aimer, à aucun moment
Sandrine Collette ne le juge. Elle sait que ce qui se joue là est aussi vieux que le monde et combien le chemin pour devenir le père de son enfant peut être tortueux, semé d'embûches, imprévisible, et dans certains cas, impossible.