Le livre dont je vais vous parler aujourd'hui est un livre très profond, qui m'a beaucoup touchée, et pas seulement par son histoire, mais surtout par son écriture et par la psychologie des personnages. Certes, l'histoire d'une jeune femme, Michèle, violée pendant la seconde guerre mondiale, est terrible, et fait partie des choses trop nombreuses et malheureuses qui sont réellement arrivées. Mais ce qui est le plus frappant dans ce livre, c'est le caractère qu'elle développe, sa façon de vivre, d'être. C'est la personne qu'elle devient.
Car les personnages de
Cortázar ont une caractéristique bien spéciale : ils ne sont pas de simples personnages, mais paraissent des personnes. Et pourtant ! Son écriture est brève, directe, sans tabou. Tout est dit sans retenue, avec le vocabulaire le plus simple. En effet, le livre est très facile à comprendre en version originale. L'écriture de
Cortázar est ce qui m'a épatée, également : elle semble être du point de vue de Pierre, l'amant de Michèle, comme si on pouvait lire toutes ses pensées les plus intimes. On est donc dans l'attente incessante de Michèle, qu'elle se livre à lui, qu'elle apparaisse, qu'ils aient enfin la relation tant attendue…. Mais non. Avec une lenteur qui pourtant ne lasse pas le lecteur,
Cortázar laisser voir la distance entre les deux personnages, et il laisse imaginer leur profil, leurs vies, leur passé.
Car le texte à beau être interne à Pierre, on n'en découvre pas moins un personnage torturé. Une ambivalence qui fait passer son personnage pour quelqu'un de presque schizophrène. En effet, lui-même semble avoir un passé terrible, il semble mélanger ce qu'il voit. Il croit que chez Michèle se trouve la fameuse « boule de verre » sur la rampe de l'escalier, alors qu'il n'est jamais allé chez elle. Cette perspective ouvre des possibilités infimes d'imagination : est-il coupable d'un viol par le passé qu'il n'assume pas ? Ou est-il simplement défaillant mental, auquel cas tout est imagination ? Sans doute ne le saura-t-on jamais.
Reste que le lecteur est bel est bien acteur, dans ce livre. Car, puisqu'il n'a pas les réponses à ces questions, il les imagine lui-même. A la manière d'un policier, il examine les preuves, mais ces preuves sont issues des pensées de Pierre, lequel est si instable qu'on ne peut trouver la vérité. Alors, le livre se résume-t-il à un « jeu », vain et futile ? Je ne crois pas. Selon moi, il laisse entrevoir ce que peuvent vraiment être les vies déchirées des personnes durant la guerre. Que Pierre soit coupable ou non, il restera toute sa vie marqué par ce qu'il a fait : il est un homme qui ne pourra jamais aimer comme il se doit.
Ce qui ne signifie pas pour autant qu'il n'aime pas. Ce sentiment, il l'éprouve, et le lecteur le sent quand il lit tous les compliments de Pierre envers Michèle. Mais ces longs fragments sont peuplés de contradictions, et la belle « chérie » se transforme parfois en « chienne », sans que Pierre semble le vouloir. Personnage paradoxal qui amadoue par son incapacité à aimer, il correspond finalement à celui de Michèle qui, perturbée par le viol de son enfance, voit le coupable en Pierre. Si bien qu'elle s'enfuie alors qu'il la touche.
Mais son personnage est tout aussi intéressant que Pierre. Car si finalement elle parle peu, si elle ne « pense pas », dans le sens ou le texte n'offre pas son point de vue, ce sont les paroles des personnages secondaires, qui paraissaient absolument inutiles, mais ne le sont pas, qui nous permettent de mieux la connaître. La seule fois où elle s'exprime, c'est pour tenter de révéler à Pierre la raison de sa gêne, de ses peurs. Et quand elle s'enfuit ressurgissent les fameuses feuilles mortes, dans lesquelles fut tué son assaillant, quand elle était petite. Je vois dans cette façon d'écrire tout l'art de
Cortázar, qui donne une envie furieuse (soit dit en passant) de découvrir ses autres oeuvres.
Et cette dernière nouvelle est annoncée par un des personnages secondaires, qui laisse donc planer un mystère : le violeur a bien été tué. Mais qui donc est Pierre ? Et, comme si le roman était circulaire, le lecteur retrouve alors ses hypothèses de départ : Pierre est coupable, ou il ne l'est pas. Mais en tous les cas : les deux amants sont incapables de s'aimer, quoiqu'il arrive. Ou alors, ils s'aimeront : dans la douleur.
Je vois dans ce roman une image de l'amour difficile, de l'amour impossible, mais surtout, de l' « effet papillon ». Car ce livre semble montrer comment un évènement peut perturber toute une vie, et ce jusqu'à la fin. Car il semble évident que jamais Michèle ne pourra aimer normalement, ni vivre sans cauchemarder. de même, Pierre, coupable ou non, sera toujours hanté par ses démons.
Pour conclure, et pour rendre encore plus frappante cette ambivalence filée le long de la nouvelle, la dernière phrase de l'ami de Michèle, qui se rend sur les lieux pour l'aider, est : « j'espère qu'il y aura du cognac ». Amer, comme le nom de l'alcool évoqué, cette dernière phrase donne à sourire. le cognac est bel est bien sur la table, chez Michèle, siroté peu de temps auparavant par Pierre avant qu'ils ne se séparent. Cette note, pour ma part, est d'un humour plutôt noir. Une note dénuée de rapport avec le texte, singulière, elle tranche complètement avec le ton du récit. Une manière d'amplifier le mal-être, et la situation paradoxale de cette amour stagnant.
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