Julio Cortázar, auteur argentin né en 1914 ayant émigré en France en 1951, est surtout connu pour ses
nouvelles, empreintes d'un mélange saisissant de réalisme magique, d'onirisme et de précision quasi-mathématique.
Ses recueils les plus connus, «
Les armes secrètes », «
Tous les feux le feu », «
Octaèdre » et «
Fin d'un jeu » contiennent de nombreuses pépites inoubliables, qui mêlent une forme de surréalisme à une rigueur formelle et à un sens du fantastique remarquables.
Julio Cortázar a souvent été comparé à son illustre compatriote, le génial
Jorge Luis Borges, inventeur du conte métaphysique, dont le recueil le plus célèbre est «
Fictions ». Comme l'explique
Roger Caillois qui a traduit son oeuvre en français, ses récits sont souvent « des exposés quasi-axiomatiques d'une situation abstraite qui, poussée à l'extrême en tout sens convenable, se révèle vertigineuse ».
Si les deux écrivains argentins partagent un goût commun pour une pensée spéculative qui donne effectivement parfois le vertige, les
nouvelles de
Cortázar sont plus incarnées, moins abstraites, et accordent une empathie à leurs personnages, souvent absente des écrits borgésiens. Son oeuvre est ainsi plus accessible, plus charnelle et gagne en humanité ce qu'elle cède en génie pur et en inventivité conceptuelle à celle de son contemporain. Souvent plus émouvante et plus touchante, l'oeuvre de
Cortázar se contente toutefois de frôler les éblouissements quasi-magiques qui parsèment les ouvrages de
Borges.
« Axototl » est sans doute la nouvelle la plus connue de «
Fin d'un jeu ». L'auteur nous annonce le dénouement dès les premières lignes et nous conte avec un détachement et une rigueur qui n'appartiennent qu'à lui la transformation progressive de son héros en axototl, ces curieux poissons « au petit visage aztèque » qui exercent une fascination croissante sur le narrateur qui leur rend visite chaque jour à l'aquarium du Jardin des Plantes et va imperceptiblement passer de l'autre côté du miroir.
Le texte qui suit, reprend la trame narrative de « Continuité des parcs », la première nouvelle de «
Fin d'un jeu », et tente modestement d'y insérer une forme de « style » borgésien en y intégrant des thèmes chers à l'aîné de ces deux grands Messieurs de la littérature argentine.
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« Parmi les tigres blancs »
Dans cette majestueuse demeure que l'on dit hantée
Au milieu d'une immense pièce au charme suranné
Un vieil homme lit un livre tombé de la bibliothèque
Lorsqu'un vent terrible s'est engouffré
Par ces grandes fenêtres ouvertes par l'orage
Seul au milieu de cette tempête terrestre
Le vieil homme s'est rappelé ses anciennes peurs d'enfant
Devant la beauté sauvage des éléments déchaînés
Puis, il a fermé, sans hâte, toutes les fenêtres
Repoussant ce vent du nord vers d'autres contrées
Ne trouvant plus le sommeil
Il s'est confortablement installé dans son fauteuil de cuir usé
Et a commencé « Parmi les tigres blancs»
Ce livre ancien contant une histoire d'un autre temps
Un homme s'est enfui dans la nuit,
Il a quitté sa prison de marbre blanc
Où déambulent des tigres apprivoisés
Le sultan et ses magnifiques compagnes
N'ont eu de cesse de l'interroger
Usant tantôt de menaces,
Aussi effrayantes que ces animaux étranges
Mi-sauvages, mi-apprivoisés
Qui hantent ce palais à la beauté froide
Usant tantôt de charmes mystérieux et oniriques
D'une douceur suave et maléfique
Mais l'homme n'a jamais rompu
Il a ployé sous la peur, sous le désir
Son corps tout entier réclamait la délivrance
Mais son coeur dur comme la pierre n'a pas cédé
Son esprit n'a jamais succombé
Aux délices trompeurs du renoncement
Et cette nuit sans lune
Il s'est enduit le corps d'un onguent sacré,
Il a prié les dieux jusqu'à l'aube
Et leur a offert son âme en sacrifice
Nul n'a entendu ses pas glissant sur le marbre
Même les magnifiques tigres blancs du sultan
Même le souffle du vent de l'orient
Sont resté figés, comme aveuglés par la lumière si claire
De la renaissance d'un homme au coeur pur
Quittant ce lieu de tortures et de délices
Emportant à jamais son secret
Rapide comme le vent
Agile comme un tigre
Il a traversé un désert de sel
Franchi des montagnes glacées
Terrassé une mer déchainée
Il court à présent dans une autre nuit
Serrant tout contre son coeur
Une dague en argent
Dans ce grand parc si sombre
A peine éclairé par une lune rousse
Il entend le gravier qui crisse sous ses pieds
Il voit les ombres chancelantes
De grands hêtres rouges
Qui tremblent sous les derniers
Assauts d'un orage finissant
Devant lui un étrange manoir
Une lourde porte qui s'ouvre comme par enchantement
Au fond du vestibule
L'homme aperçoit l'escalier
Qui conduit à une pièce immense
Et à un vieillard mélancolique
Indifférent à la pluie
Ainsi qu'au bruit des pas
Qui résonnent dans la nuit
Sans doute attend-t-il depuis bien longtemps
La terrible vengeance
Qui sera peut être
Sa délivrance