Que reste-t-il de cette journée lointaine mais incandescente, qui a éveillé chez chacun le sens de la révolte, le sentiment de liberté absolue, d'ivresse de la fureur collective, de ce qui a procuré l'illusion d'étincelle de vie une fois que les feux de l'émeute ou de la révolution sont éteints par la violence inouïe de l'autorité ? de la désillusion, du désenchantement… mais aussi le fil tenu d'une amitié qui résiste au rasoir du temps.
Dans un roman contemporain déroutant, dense et sophistiqué,
François Cusset explore les replis de l'âme de quatre trentenaires réunis à l'occasion d'un colloque dans une abbaye du sud de la France, quatre amis de lycée. Entre passé sublimé et présent rejeté, l'auteur dresse le portrait d'une « génération » du renoncement, pour laquelle le passé ne veut pas passer…quinze ans après cette journée d'émeute, subsistent un sentiment de deuil impossible de ce qu'ils ont été et le refus des mutations de la société actuelle. Comme si cette époque passée avait aspiré toutes leurs énergies, leurs espoirs et leurs colères. Ils se réfugient depuis dans leur romantisme politique, dans leur fidélité à ce qui les « avait tenus debout face à l'infamie ».
Malgré tout ce mal être, cette résistance au temps, cette solitude et le sentiment de défaite, ce colloque peut être l'occasion pour les quatre amis de se réunir de manière improvisée et, sous une lucidité embuée, de se souvenir certes mais aussi de se mettre à nu, se dépouiller …
Avec une construction en trois temps,
A l'abri du déclin du monde est un roman d'atmosphère, d'idées qui dépasse la simple fiction : on peut y percevoir un traitement psychanalytique involontaire avec une réflexion étirée dans toutes ses ramifications.
De prime abord complexe, ce roman suggère une ambition plus grande que la fiction, le lecteur pourrait volontiers lui prêter une filiation avec l'essai.
Mais la première partie consacrée à la « journée de feu » ainsi que la présentation successive des personnages qui lui succède servent d'ancrage dans le romanesque. Avec une évocation de l'émeute qui se veut puissante, incantatoire, et une plume qui étire l'éblouissement dans toute sa longueur, on a le sentiment d'un temps suspendu, irréel et qui fait de cette manif de jeunesse une parenthèse de vie dilatée, transcendantale. Comment vivre après ça ? Rupture de ton, la seconde partie s'ouvre sur la banalité du quotidien de ces jeunes devenus adultes qui n'envisagent la vie que par des chemins détournés pour retrouver peut être de ces lueurs qui les ont animés dans leur jeunesse.
Lire
A l'abri du déclin du monde n'est pas aisé. Après quelques résistances cognitives face au style emphatique, grandiloquent qui tord les mots dans tous les sens - c'est aussi peut être l'enthousiasme de la jeunesse et de son engagement qui s'y prête -, j'ai découvert un roman séduisant qui, tout en étant sombre, n'en demeure pas moins une illustration lumineuse de la valeur de l'amitié.