New York, avril 2000. le golden boy Eric Packer veut se faire couper les cheveux et tente de traverser Manhattan à bord de sa limousine. Rues bouchées, menaces imminentes, personnages lunatiques brutalement arrachés au décor pour être projetés dans l'habitacle. Eric reçoit ses collaborateurs, ses maîtresses, court après sa femme, assiste à la fin du monde. Qu'en restera-t-il à la fin de cette allégorique journée ?
Le roman est dédié à
Paul Auster, j'ai d'ailleurs lu ici et là des critiques le comparant à la Trilogie new-yorkaise et je cherche encore le rapport. Il y a bien New York, certes, mais on est un peu loin de la célébration austérienne. Voire on est un peu loin de New York tout court, qui ne sert pas de cadre, à peine de panorama. le cadre du roman reste la voiture, un espace fermé, isolé du monde par un capitonnage en liège, exsudant l'argent et la modernité. Chaque personnage qui entre dans la voiture est happé hors du monde, hors du temps, réduit à sa propre voix, un dialogue avec le maître des lieux. Là où DeLillo décrit un monde qui dérive lentement à travers le regard las de Packer, Cronenberg fait défiler un mauvais film sur les vitres-écrans, avec ce léger décalage censé indique que oui, il s'agit bien d'un film sur un écran, un collage, qu'on cherche en vain la vraie vie. Hors la voiture qui stagne dans la ville à la manière d'un vaisseau-mère (il y a tellement peu de mouvement que les gardes du corps marchent à côté), l'espace et le temps sont réduits à leur simple mention, sans incidence réelle.
Dans ce cadre qui n'a jamais si bien mérité son nom, un protagoniste poursuit un but et des gens se parlent. Et c'est tout. Il n'y a pas de rebondissement, pas de péripétie. Pas de surprise, car on comprend très vite que tout cela est une tragédie au sens le plus littéraire du terme et que les choses se dévoilent au lieu d'advenir. Eric Packer veut se faire couper les cheveux. Il se rend dans le salon miteux de son enfance, ce qu'on pourrait presque lire comme une volonté de revenir aux sources, de retrouver un état perdu, avant de se dire que toute tentative de lecture psychologisante est une erreur de principe. Il traverse New York un jour de manifestation, se trouve pris dans une émeute, puis dans le cortège funèbre d'une star du rap, mais ce ne sont que des fioritures. L'essence du personnage est d'aller d'un point A à un point B, d'être une volonté qui s'accomplit. Les divers éléments narratifs s'organisent donc autour de cela, mais aucun ne vient réellement changer le cours de l'histoire, ou le caractère du personnage. J'ose à peine employer ce terme, en fait. L'Eric Packer de DeLillo est un poncif ambulant, sans mauvais jeu de mot. Un grand vide émotionnel. Arrière-plan minime (on saura juste que sa fortune immense inclut sa grande jeunesse, une start-up et la gestion de l'information financière), il semble n'exister qu'ici et maintenant dans l'espace de la stretch limo customisée, durant cette journée particulière d'avril 2000. Pas d'affect, pas d'histoire, pas de chair, l'ego pour la forme. Par conséquent, la grande réussite du roman sera aussi son grand échec : il n'y a pas de chair. D'où le grand reproche, si tant est que c'en est un, fait au livre comme au film : il est absolument impossible de s'identifier au personnage principal, ce qui semble pourtant une convention artistique courante. Je ne suis même pas certaine qu'il s'agisse d'un personnage, avec toutes les connotations que cela entraîne. Une allégorie, plutôt. Une pure image dont la seule valeur est de donner forme à une idée. Forme, disais-je et non incarnation : les diverses manoeuvres d'Eric pour s'incarner, au sens propre, qu'il s'agisse d'interaction avec d'autres corps, de conscience du sien ou de retour supposé à l'enfance, sont des non-événements. À peu de choses près des échecs car il n'y a jamais de communication. Les personnages ne dialoguent pas, ils parlent les uns à la suite des autres, pour ainsi dire. Certains échangent des idées, la plupart se contentent d'entendre le Verbe. La parole du Marché. Je simplifie un peu, mais Eric Packer ne peut pas être une personne, ni même un personnage, parce qu'il est Dieu, en tant que principe de la marche du monde. Ou plutôt, cette variation de Dieu nommée Argent et Marché. L'Argent est Dieu, parce que l'Argent est le Temps (et non l'inverse), parce qu'il est le principe, la cause et la finalité. Parce que rien n'existe en dehors de lui, pardon je reformule : rien ne se pense en dehors de lui. Peut-on au moins envisager une Rédemption ? On sait ce qui arrive aux divins rejetons. Ils deviennent humains en intégrant leur propre disparition. Cela m'avait frappé à la lecture, moins au cinéma qui par nature tire le propos vers l'humanisation, cette dimension peut-être pas christique, mais sans aucun doute métaphysique de
Cosmopolis. Humanisation ? Peut-être Eric cherche-t-il l'humanité, tout au long de cette journée de déconstruction où un simple battement d'aile – le comportement imprévisible d'une monnaie asiatique – provoque sa chute. Si l'on suit sa propre logique, à savoir que tout écart n'est jamais que la manifestation ultime de la logique du Marché, il ne la trouve pas.
Si l'on résume à outrance, il s'agit d'un homme trop riche qui néglige un paramètre et se brûle les ailes. La belle affaire. Aussi éclairant et intelligent que soit le propos, il n'y a pas grand-chose de nouveau sous le soleil. Et même si je serai ravie de continuer à lire
Don DeLillo, il n'y a pas de prophète. Nous sommes en 2012, le roman date de 2003, l'action se déroule en 2000, soit avant Kerviel, Madoff, la crise financière, le procès de l'hyper-richesse, le Capital qui survit à lui-même. Rien de ce qu'avancent DeLillo et Cronenberg ne nous est inconnu, puisque nous vivons dedans. Et s'il y a bien prêche, l'audience est déjà convertie. Reste le verbe, du coup. Des scènes marquantes, des formules aux allures de révélation
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