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EAN : 9782812621963
144 pages
Editions du Rouergue (05/05/2021)
3.54/5   77 notes
Résumé :
La narratrice, une enfant de onze ans, vit chez ses grands-parents, dans le Brabant flamand. Sa mère l'a abandonnée des années auparavant. C'est l'été dans cette vaste maison bordée d'un étang et d'un magnifique jardin. Le grand-père est en train de mourir dans une des chambres à l’étage, visité chaque jour par une infirmière. Cet homme autoritaire, distant, intimidant, est l'ombre manquante dans le jardin, espace de prédilection où sa petite-fille l'assistait dans ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (38) Voir plus Ajouter une critique
3,54

sur 77 notes
« Debout dans l'eau jusqu'à la taille, je suis capable de rester immobile dans l'étang très longtemps. Mes pieds disparaissent peu à peu dans la vase. A travers le reflet de mon maillot rouge, j'aperçois mes jambes, tronquées aux chevilles. Je laisse les poissons s'approcher de moi jusqu'à ce qu'ils m'embrassent les mollets, les genoux, les cuisses. Je ne bouge pas, j'oscille légèrement, je respire au rythme de l'eau, je fais partie de l'étang. J'entends ma grand-mère qui m'appelle mais je ne réponds pas, ça gâcherait tout. »

Zoé Derleyn fait partie de ses auteurs qui savent raconter le monde à hauteur d'enfant, ici le monde d'une très jeune fille de onze ans qui grandit auprès de ses grands-parents, sa mère l'ayant abandonnée jeune. Elle grandit tout en poésie dans une campagne brabançonne enveloppante, peuplée d'anguilles, de poissons, de chiens, emplie de groseilles à maquereau, débordante de vergers et potagers. La nature est omniprésente, comme si c'est là qu'elle poussait, là qu'elle se construisait en toute liberté, là qu'elle s'enracinait.

« Je pense aux gouttes qui crèvent la surface de l'étang, qui font des petits trous et rebondissent et on ne sait plus si la pluie tombe du ciel ou si elle jaillit de l'étang, dans quel sens l'eau circule. »

L'écriture déploie mille textures et sensorialités sur une ligne mélodique très harmonieuse. Chaque chapitre coule comme un parcelle d'enfance. On est comme dans une bulle de fraicheur, porté par l'imaginaire très puissant de cette jeune fille à la frontière entre l'enfance et l'adolescence. Un regard d'enfant qui ne comprend pas tout mais qui sait dire ce qu'il voit de façon très concrète, dans le vent, sous la pluie, au soleil, avec sa grand-mère reine de la confiture. Mais des émois qu'elle a du mal à nommer et qui ressemble à la naissance du désir lorsque Dirk, le jardinier apparaît.

Pour autant, rien n'est simple pour la narratrice. Son grand-père, confiné dans sa chambre. Il va mourir durant cet été, c'est annoncé sans qu'elle ne sache quand cela aura lieu. C'est là que le roman gagne en profondeur en montrant comment se construit une vie et une filiation. Ce grand-père, il lui a fait longtemps peur, trop intimidant, trop autoritaire. Et voilà que c'est à ce moment qu'elle réalise le lien qui l'unit à lui, un lien presque créé à son insu. Cette relation en creux est décrite toute en sensibilité et pudeur.

Une délicate aventure intime que j'ai lue comme dans une bulle tant l'adéquation entre les mots et les mouvements de l'âme de cette jeune fille est juste.

Lu dans le cadre de la sélection 2022 des 68 Premières fois #9
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Pour faire des ronds dans l'eau

Pour son premier roman Zoé Derleyn a choisi de raconter son séjour chez ses grands-parents lorsqu'elle était préadolescente. Avec poésie et humour, avec un brin de nostalgie.

Voilà un roman qui fonctionne comme un caillou jeté au milieu d'un étang. En suivant les ondes, on s'éloigne de plus en plus du coeur de l'histoire tout en découvrant de nouveaux cercles. le premier se résume en une phrase. Une fille de onze ans séjourne chez ses grands-parents. le second nous en apprend un peu davantage sur la géographie des lieux. Près du domaine, il y a un étang qui fascine la fillette, dans lequel elle se baigne, sent la vase et les poissons, imagine tout un monde, allant jusqu'à y voir surgir une baleine. Et autour de la maison, le grand jardin offre tout un monde de saveurs d'où émergent les groseilles à maquereau.
Le troisième cercle est celui du temps qui file au rythme de la météo et des activités. Entre la canicule qui va provoquer un carnage chez les poissons, la pluie qui n'empêche ni les chiens ni leur amie de se promener ou encore l'orage qui va frapper à l'heure des confitures, on va se laisser bercer par l'ambiance de cette campagne qui a quelque chose d'immuable.
Le quatrième cercle est celui de la sensualité. Au sortir de l'enfance, les bruits, les odeurs, les goûts et les couleurs accompagnent avec avidité cette existence.
Le cinquième cercle est constitué par l'entourage, à commencer par les grands-parents, qui sont une source inépuisable de savoir et de découvertes, des parties de pêche au jardin, du bricolage à la cuisine. Puis viennent toutes les personnes qui gravitent autour des grands-parents. le personnel de maison, l'infirmière et Dirk, le jeune homme dont la plastique ne laisse pas la jeune fille insensible.
Ajoutons-y un sixième cercle, celui des émotions qui puisent dans une large palette, par exemple face à la blessure ouverte suite à une chute, ou encore lorsqu'elle comprend que la mort rôde autour du grand-père.
Des ronds dans l'eau chargés de poésie et d'un brin de nostalgie, des ondes qui nous emportent au pays de l'enfance et de l'apprentissage de la vie.


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La jeunesse d'une gamine de 11 ans élevée par ses grands parents, belle propriété avec étang et chiens en Brabant flamand, un grand père autoritaire mais alité et mourant.
Le récit est prenant, raconté au présent par la narratrice.

Peu loquace avec son entourage (la grand-mère, l'infirmière Inge, la femme de ménage Magda dont le fils Dirk entretient le jardin) elle se fait des films, l'étang devient Placid Lake, une bâche se transforme en baleine, c'est l'Alaska de l'encyclopédie.

Intéressant premier roman de Zoé Derleyn!
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❝L'enfance est une chose étrange, à la fois adorable et exténuante, un trésor et un chaos.❞
Christian Bobin, Geai

❝L'étang la nuit n'est pas le même. Il est plus large et plus profond ; il n'a pas de fin. […] L'eau m'a d'abord paru plus chaude qu'en journée, presque tiède sur mes pieds, et puis je me suis enfoncée et le froid m'a attrapé la taille, un frisson est remonté comme un étau le long de mon dos, de ma nuque […] Après quelques brasses, je l'avais reconnu. Plus froid, plus profond, mais le même malgré tout. […] Je reconnaissais l'étang et je n'étais plus pressée, j'étais chez moi.❞

Debout dans l'eau, premier roman de Zoé Derleyn, nous transporte le temps d'une saison dans le Brabant flamand, région de ciels qui se déploient, ❝immensité opaque❞, au-dessus de prairies vallonnées qui succèdent aux bois, où les vergers et les vignobles s'étendent à perte de vue, dont la paix n'est chahutée que par les seuls trilles des oiseaux.

❝Même sous la pluie, la lumière ne quitte jamais les champs. Ni les chemins. Une lumière qui vient de l'herbe, des feuilles, de l'intérieur des plantes et des arbres. Mais l'étang lui absorbe la lumière.❞

Ils sont trois à vivre sous le toit d'une grande bâtisse posée dans un vaste paysage de pâtures et bordée d'un étang qui ❝s'enroule autour de la maison dans une étreinte tiède❞. Ce lieu à l'écart semble à l'abri des grands bouleversements et pourtant…

L'histoire nous est racontée par une fillette dont on ne connaîtra pas le prénom, et qui va sur ses douze ans, âge délicat entre enfance et adolescence. Abandonnée toute jeune par sa mère à la garde de ses grands-parents, elle grandit, solitaire, dans cet endroit préservé où elle a fini par se sentir chez elle

❝Je me souviens seulement qu'il m'arrivait d'avoir peur. Peur qu'elle [la mère] ne change d'avis, qu'elle ne revienne et me force à repartir avec elle, qu'elle m'arrache à l'étang, à l'herbe et à la ferme, au vent. Je ne bougeais pas, je ne respirais plus, je restais exactement là où j'étais en imaginant que j'étais une statue, un objet, quelque chose que personne ne songerait à déplacer.❞

C'est l'été qui s'étire mollement au pays de l'enfance. Les visites sont rares, mises à part celles d'Inge et Lieve, les infirmières, et de Magda, la femme de ménage ; celle de Frank et Bert venus pécher l'anguille.
À l'étage, dans une chambre aux larges fenêtres ouvertes sur le dehors qu'il aime tant, le grand-père vit son dernier été et ne quitte plus le lit, il s'efface, chaque jour plus maigre, plus ❝translucide❞.

❝Je sais bien qu'il va mourir. Bientôt. Je sais bien que sans l'oxygène de la machine, il serait déjà mort. Mais j'ai du mal à croire que cela va réellement se produire. J'ai l'impression que je pourrais rester assise là, sur son lit, éternellement. Il ne va pas mourir maintenant. Ni maintenant ni maintenant.❞

En bas, la grand-mère fait de la confiture de groseilles à maquereau dont l'enfant et le grand-père raffolent. Si les relations ont toujours été distantes avec cet homme froid et autoritaire,

❝Je ne sais pas si mon grand-père m'aime. Je ne crois pas. Moi non plus.
[…]
Je ne suis pas certaine de savoir à quoi ça sert, un grand-père.❞

elles sont à peine plus chaleureuses avec la grand-mère, taiseuse, ❝Elle ne me pose pas de questions et je ne raconte presque rien❞, qui la laisse libre d'explorer les alentours. Son imagination fertile compense la morosité du monde des adultes. La nature, habitée, est le terrain d'une aventure intime où l'étang, matrice primitive et un peu magique, est la thébaïde de cette enfant du dehors qui n'en a jamais fini de sonder les secrets de la vase.

Debout dans l'eau jusqu'à la taille, je suis capable de rester immobile dans l'étang très longtemps. Mes pieds disparaissent peu à peu dans la vase. À travers le reflet de mon maillot rouge, j'aperçois mes jambes, tronquées aux chevilles. Je laisse les poissons s'approcher de moi jusqu'à ce qu'ils m'embrassent les mollets, les genoux, les cuisses. Je ne bouge pas, j'oscille légèrement, je respire au rythme de l'eau, je fais partie de l'étang. J'entends ma grand-mère qui m'appelle mais je ne réponds pas, ça gâcherait tout.❞

Avec des phrases courtes, comme retenues au bord de la mélancolie — du chagrin, peut-être ? — Zoé Derleyn nous invite à pénétrer l'imaginaire d'une jeune enfant qui s'invente un monde, franchit les océans, jette des ponts vers les lointains, qui ressent plus qu'elle ne comprend le lien qui l'unit à son grand-père au moment-même où la mort prochaine commence à l'effilocher,

❝Nous aimons les mêmes choses. L'étang, les groseilles à maquereau, la lumière et le jardin. Tout ce qui lui manquera tant. [...] Je ne l'avais pas remarqué avant. Depuis qu'il est malade, ça se voit plus. Qu'on aime les mêmes choses. Mais je ne sais pas quoi faire de ça.❞

Une presque adolescente qui s'éveille à un sentiment qu'elle comprend mal pour Dirk, l'aide-jardinier, ❝ô mon prince adoré❞.

C'est l'été de la perte, celle prochaine du grand-père, celle de l'enfance qui s'en va, emportant avec elle une part d'innocence, alors que la vie se révèle dans sa fragilité et son impermanence, et que seule s'offre la protection réconfortante de la nature quelles que soient les colères qui secouent ce monde familier.

❝Ma grand-mère me demande de fermer la porte. le vent est tiède, il sent la pluie. Je n'ai pas envie de fermer la porte. Je reste sur le seuil et regarde les tourbillons de poussière soulevés par le vent. le craquement est si fort que je sursaute malgré moi ; l'éclair libère la pluie, elle s'écrase sur les dalles de la terrasse, une eau lourde, puissante. L'odeur de la terre se mélange aux effluves sucrés des framboises. J'ai envie de nager. Je sors sur la terrasse, ma grand-mère m'appelle. La confiture commence à prendre, elle ne peut pas quitter sa casserole, il est facile de feindre de ne pas l'entendre. Je danse. J'ai la tête en arrière, la bouche ouverte. J'ai un peu peur mais je me convaincs que non.❞

C'est l'été des jours qui languissent, des heures qui n'attendent rien et au cours desquelles ❝[elle] ne parvien[t] pas à sortir de l'ennui❞ autrement qu'en laissant vagabonder son imagination : n'a-t-elle pas vu une baleine fendre la surface de l'étang ? Des jours suspendus et solitaires, interminables avec leur temps propre comme le sont parfois les journées d'enfance qu'elle occupe avec les trois chiens de la famille, Baron, Tempête et Roc qui lui ressemble étrangement même si Baron reste son préféré.

❝Nous sommes ici pour les mêmes raisons, notre propriétaire précédent ne voulait plus de nous. Et aucun de nous n'a de pedigree, lui n'est ni un labrador noir comme Baron ni de la race dont j'ai oublié le nom comme Tempête, qui est gigantesque et de couleur fauve et qui ressemble à un lion qui aurait une tête noire, et moi, je suis à peine la fille de ma mère.❞

Des jours qu'elle aime passer seule, malgré l'ennui, malgré le désoeuvrement, malgré le piano dont elle n'est plus autorisée à jouer, malgré les livres qui restent enfermés dans la bibliothèque, fuyant les cousins que la grand-mère a cru bon d'inviter pour rompre sa solitude.

❝Je suis contente que mes cousins ne soient pas là. Ma grand-mère a parfois peur que je m'ennuie, toute seule pendant les vacances scolaires. Alors, elle invite des cousins éloignés et d'autres cousins pas si éloignés que ça. Je préfère m'ennuyer seule plutôt que jouer avec eux. Quand ils sont là, j'organise des parties de cache-cache pour leur échapper.❞

Des jours silencieux, faits de petits riens qui sont tout, racontés par une écriture pure dont la lenteur presque élégiaque marque le temps qui passe, sans fracas mais irrémédiable, de ce qui imperceptiblement, sans qu'elle en ait conscience, forme la jeune fille en devenir, pour l'instant prise encore dans cet entre-deux de joie simple et de douleur sourde, entourée d'un amour sincère bien que peu loquace et démonstratif.

L'écriture mesurée de Zoé Derleyn, en plus de rendre subtilement perceptible toutes les sensations de l'enfant en présence de la généreuse nature environnante — le verger et le poirier qu'il a fallu débiter, le potager fécond et son vieux saule, les peupliers qui se balancent au vent et entonnent La Brabançonne, et l'étang, bien sûr, avec ❝ses berges abruptes. Les saules têtards s'y accrochent, tellement penché vers l'eau qu'ils ont l'air sur le point de basculer tête la première dans leur propre reflet❞ — parle des minutes qui contiennent des heures, des liens que l'on tresse et détresse comme elle le fait des franges de la couverture, de la mort qui rôde, d'images qui sourdent des tréfonds de l'inconscient

❝Il [le grand-père] commence à ressembler à un lapin malade et ça me fait penser à la carabine.❞

de la vie qui avance et nous pousse malgré tout, de l'enfance avec ❝son odeur de lait chaud et de vanille❞ que l'on croit perdue à tout jamais, des mondes inventés qui restent toujours là à occuper un coin de notre mémoire.

Debout dans l'eau est un très beau premier roman, porté par la fraîche candeur du « je » de cette fillette. Une parcelle d'enfance, à la fois universelle et particulière, que chacun de nous lira, augmentée de ses souvenirs.

Lu pour la sélection 2022 des #68premieresfois
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Cette histoire nous est contée par une enfant de onze ans qui vit dans le Brabant flamand, avec ses grands-parents. Sa mère l'y a laissé à l'âge de trois ans. La maison est située près d'un étang, le domaine de cette enfant. Elle adore y nager, rêvasser. Elle s'occupe également du jardin, un endroit idyllique et un moment privilégié avec son grand-père, avant sa maladie. Des liens très forts les unissent. D'ailleurs, elle passe une heure en sa compagnie le soir avant le repas. Elle lui parle et son grand-père regarde le jardin par la fenêtre.
La nature occupe une place importante dans la vie de cette petite fille. Au fur et à mesure de l'été, elle se rendra compte de la vie qui passe et elle sait que bientôt son grand-père ne sera plus de ce monde. Elle a beaucoup de maturité pour ses onze ans.
L'auteure a une plume alerte et descriptive, qui nous raconte les sensations de l'enfance. Ce n'est pas facile de grandir.
Une très belle relation enfant-grands-parents.
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critiques presse (2)
LeSoir
28 mai 2021
Chez ses grands-parents, la narratrice du premier roman de Zoé Derleyn multiplie les expériences.
Lire la critique sur le site : LeSoir
LaLibreBelgique
20 mai 2021
Avec "Debout dans l’eau", Zoé Derleyn saisit la quintessence de l’enfance, alors que son héroïne est en train de quitter cette période de l’existence où tout n’est encore qu’innocence. Un très beau premier roman.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
Citations et extraits (14) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Ni maintenant ni maintenant
Debout, de l’eau jusqu’à la taille, je suis capable de rester immobile dans l’étang très longtemps. Mes pieds disparaissent peu à peu dans la vase. À travers le reflet de mon maillot rouge, j’aperçois mes jambes, tronquées aux chevilles. Je laisse les poissons s’approcher de moi jusqu’à ce qu’ils m’embrassent les mollets, les genoux, les cuisses. Je ne bouge pas, j’oscille légèrement, je respire au rythme de l’eau, je fais partie de l’étang.
J’entends ma grand-mère qui m’appelle mais je ne réponds pas, ça gâcherait tout.
Au moment où les poissons s’imaginent que je suis un vieux tronc d’arbre, une branche, j’en attrape un : les doigts serrés sur les écailles visqueuses, je le sors de l’eau et je le brandis comme un trophée, juste le temps de savourer mon exploit, je le relâche avant qu’il n’ait vraiment compris ce qui lui arrivait.
En face de moi, la berge est vide, personne pour applaudir ma main triomphante fermée sur le poisson. Personne pour me voir extirper mes pieds de la vase, nager lentement dans l’eau tiède, dans le plaisir du mouvement retrouvé.
Dans le verger, j’arrache des touffes d’herbe pour frotter mes chevilles et mes mollets. Je m’allonge près des groseilliers à maquereau, je croque quelques fruits pas encore mûrs. Ma grand-mère ne m’appelle plus, elle doit penser que je suis partie jouer à la ferme. Que je suis trop loin pour l’entendre. En séchant, la vase laisse des traces presque dorées sur ma peau. L’odeur de l’étang reste sur moi. Un des chiens, Baron, trouve ma cachette ; il me renifle, me lèche le genou. Il attrape une groseille à maquereau, la recrache tout de suite ; dans quelques jours, quand elles seront sucrées, il les avalera. Il faudra faire attention à bien fermer la barrière du verger, sans quoi il les mangera toutes.
Baron se couche le long de moi et presque tout de suite j’ai trop chaud. Je passe mes doigts dans ses poils noirs, quelques-uns restent collés sur ma paume. Je m’essuie dans l’herbe, puis sur la surface brillante de mon maillot.
***
La cuisine est sombre et mes yeux ont du mal à s’habituer au changement de luminosité. Le carrelage est frais sous mes pieds.
– Ah, tu es là.
Ma grand-mère pèle des carottes et des pommes de terre. Je m’assieds en face d’elle. J’ai faim. J’allonge la main pour attraper une carotte mais elle fait un geste du menton vers la boîte en carton du pâtissier posée sur le buffet. Je prends un éclair au chocolat entre mes doigts, les mêmes qui ont serré le poisson. Le chocolat a légèrement fondu. Je m’installe à la fenêtre, face à l’allée.
– Tu crois qu’elle va venir ?
Elle hausse les épaules, prétend ne pas savoir de qui je parle.
– Qui ?
– Elle. Maman. Tu crois qu’elle va venir ?
– Rien n’est moins sûr.
Ma grand-mère pèle une carotte comme si elle voulait la punir.
***
L’eau de la douche vient de l’étang. Elle est filtrée quelque part à la cave. L’eau de la douche n’est pas verte ni brune, elle n’a plus le goût ni l’odeur de l’étang mais on ne peut pas la boire ; même si elle est filtrée, c’est bien l’eau des poissons. Le seul robinet d’eau potable de la maison se trouve à la cuisine. Je me lave de l’étang avec de l’eau de l’étang. J’utilise du savon liquide, beaucoup de savon liquide. Ma grand-mère en a des tas de flacons, de toutes les couleurs, de tous les parfums. Lavande. Pomme. Vanille. Je fais des mélanges, je me lave plusieurs fois de suite. Arrive un moment où j’en ai assez. Je m’enroule dans une serviette de bain. Je passe la tête par la porte entrouverte, je vérifie qu’il n’y a personne dans le couloir. Je cours jusqu’à ma chambre, laissant des traces mousseuses sur le plancher.
Je suis contente que mes cousins ne soient pas là. Ma grand-mère a parfois peur que je m’ennuie, toute seule pendant les vacances scolaires. Alors, elle invite des cousins éloignés et d’autres cousins pas si éloignés que ça. Je préfère m’ennuyer seule plutôt que jouer avec eux. Quand ils sont là, j’organise des parties de cache-cache pour leur échapper. Je me recroqueville derrière une vieille malle. Un des cousins vient inspecter le grenier, il tourne dans la pièce en m’appelant : Je sais que tu es là, montre-toi ! Je ne suis pas stupide. La poussière me donne envie d’éternuer alors je me frotte le palais du bout de la langue et je résiste. Je reste immobile, comme dans l’étang. Il ne me trouve pas et il s’en va, il referme la trappe derrière lui. Je pose mon oreille contre ma montre-bracelet. Je savoure le doux cliquetis de ma victoire. Je me demande s’ils ont arrêté la partie de cache-cache. Je me demande s’ils partiront avant que je ne descende. Je suis certaine que je suis la seule qu’il n’a pas trouvée, mon débile de cousin.
Je rince mon maillot rouge, je l’essore, l’eau fraîche coule entre mes doigts serrés, et je le pose sur le radiateur éteint. À travers la fenêtre, le soleil est brûlant ; demain matin, mon maillot sera sec. Je m’essuie paresseusement, je m’habille, la peau encore humide. Un jeans, des baskets, et un T-shirt bleu presque gris, avec le dessin à demi effacé d’un arc-en-ciel. Il est temps que j’aille le voir, dans sa chambre, comme chaque jour. Mon grand-père.
Je m’assieds au bord de son lit. La machine est posée par terre, les tubes en plastique remontent jusqu’à ses narines. Il a fort maigri. Ce n’est pas le même grand-père que celui qui m’avait réveillée à minuit, m’obligeant à aller chercher à la nage la barque orange que j’avais oublié d’amarrer et qui avait glissé jusqu’au milieu de l’étang.
Je lui dis que les groseilles à maquereau ne sont pas encore mûres.
Il demande si j’en ai mangé quand même.
Je réponds que non, je démens, je secoue la tête. Quelques gouttes d’eau tombent de mes cheveux en petites taches foncées sur mon jeans.
Le bruit de la machine me paraît fort au début, il finit par se mêler à nos silences.
C’est une belle chambre. Je l’aime bien parce qu’il y a des fenêtres des deux côtés. La vue arrière est la plus belle, l’étang, puis les pâtures encadrées de peupliers, une rangée de saules têtards qui suit le ruisseau jusqu’à sa source, loin là-bas. Quand mon grand-père n’était pas malade, il restait déjà des heures devant la fenêtre. Debout. Il y a quelques années, je lui avais demandé où s’arrêtait notre jardin. Il avait ri, à cause du mot jardin. Il avait dit : On voit que tu es née en ville. Quand j’étais plus petite, en visite chez les uns ou les autres de mes cousins, en ville, je demandais si l’eau du robinet était potable. Mes tantes gloussaient : On voit que tu vis à la campagne.
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Je n'aurai pas imaginé que c'était possible, rejoindre la mer à la nage depuis l'étang. En venant s'installer dans l'étang, l’anguille a apporté un peu de la mer. Et quand elle repartira, elle emportera un peu de l'étang avec elle. Ça veut dire que l'eau est comme le ciel : il n'y en a qu'une.
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Si je descends, la cuisine sera froide, sans odeur. Elle sera beaucoup trop grande. Il n'y aura pas de café qui coule, pas de tartines en train de griller. La table sera toute lisse. Je déteste cette cuisine-là. Si j'ouvre la porte, le jardin sera étranger lui aussi. Il sera étincelant, couvert de rosée et j'aurai l'impression de le déranger.
Personne n'a envie de se lever avant sa grand-mère.
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Nous sommes ici pour les mêmes raisons, notre propriétaire précédent ne voulait plus de nous. Et aucun de nous n'a de pedigree, lui n'est ni un labrador noir comme Baron ni de la race dont j'ai oublié le nom comme Tempête, qui est gigantesque et de couleur fauve et qui ressemble à un lion qui aurait une tête noire, et moi, je suis à peine la fille de ma mère. Mais je ne me sens pas proche de lui. C'est juste un chien, haut sur pattes, noir et touffu, et qui sent mauvais quand il pleut, exactement comme les autres.
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Je pense aux gouttes qui crèvent la surface de l'étang, qui font des petits trous et rebondissent et on ne sait plus si la pluie tombe du ciel ou si elle jaillit de l'étang, dans quel sens l'eau circule.
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