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EAN : 9782376650720
224 pages
La Contre Allee (08/04/2022)
3.29/5   29 notes
Résumé :
Entrée en possession d’ un lot d’ enveloppes « par avion », Irma Pelatan se lance dans un projet un peu fou : envoyer des lettres manuscrites à une île déserte ! Inspirée du Projet poétique planétaire (« PPP ») de Jacques Jouet, qui consiste en un envoi quotidien d’ un poème à un parfait inconnu, elle décide d’ adresser ses courriers à « Tout résident, 98799 La Passion-Clipperton », puisque si l’ île est déserte, elle est néanmoins pour... >Voir plus
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Le postulat de départ est original : écrire 425 lettres, une par jour du 16 mai au 26 septembre 2017, adressé à « tout résident de l'île de la Passion-Clipperton », possiblement un « cher ami » alors que Clipperton est une îlot inhabité de 1,7km2 ( hormi des fous masqués et des crabes rouges ) en plein Pacifique Nord, inaccessible mais inexplicablement pourvu d'un code postal.

« Pourtant, je le sais, je le sais de cette certitude écrasante et sans faille qui parfois vous assaille au mitan de la nuit, je sais que quelque chose, quelqu'un sur Clipperton attend, a besoin, infiniment besoin, de ces lettres. »

L'autrice dispose de 425 enveloppes par avion au joli liseré bleu-blanc-rouge, d'un bloc de papier Wengzhou et de 23,6 cm d'un crayon, pas plus, pas moins. On la sent exalté par ce projet de bouteille à la mer inversé et son « fol espoir de la destination ».

Un défi d'écriture qui révèle progressivement les états d'âme d'Irma Pelletan ainsi que l'histoire singulière de Clipperton. Conflits de souveraineté entre la France et le Mexique, industrie américaine utilisant le guano pour fabriquer de l'engrais, flibustiers, naufrages, cyclones et tragédies ( un meurtre même en 1917 après des événements rocambolesques lorsque l'île a eu des habitants ) ...

Si j'ai apprécié découvrir Clipperton sous un angle ludique, je me suis malheureusement beaucoup ennuyée. En général, je ne suis pas preneuse des jeux oulipiens et là clairement, c'en est un, assumé, comme l'explique l'auteur dans une postface que j'ai trouvé au final plus intéressante que ce qui a précédé.

On comprend bien que Clipperton est une machine à projection d'une autrice qui se questionne sur son travail d'écriture, qui sait la souffrance d'attendre une lettre de réponse d'un éditeur pour la publication d'un manuscrit qui y a été envoyé. Des lettres que personne ne lira comme un exutoire à une attente déraisonnable ... à moins que certaines trouvent un destinataire imprévu.

Il n'empêche, je suis passée complètement à côté malgré une écriture soignée et d'excellentes lettres digressant sur Shining, l'Overlook hôtel, la folie de Jack Torrance et Wendy qui méritait de mourir pour n'avoir rien compris à la douleur du métier d'écrivain. A part ces quelques lignes, rien n'a résonné. Je n'étais clairement pas la bonne destinataire ...

Lu dans le cadre de la sélection 2023 des 68 Premières fois
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Originalité, poésie, imagination sont au rendez-vous au cours de cette correspondance à sens unique.
L'autrice a jeté son dévolu sur un îlot perdu dans le Pacifique nord, à mille kilomètres des premières côtes. On apprendra par ailleurs que cette île est une possession française mais qu'elle n'a aucun statut au sein de l'Union européenne. Actuellement inhabitée, elle a a hébergé dans des conditions rudes une population limitée, au gré des intérêts pressentis de différentes nations.

Inhabitée, donc. Et pourtant, le destinataire des lettres que rédigent la narratrice est censé résider sur l'atoll. Une lettre quotidienne jusqu'à ce que le crayon pour « écrire sur tout » devient si court qu'il ne permet plus une prise en main correcte pour tracer des phrases. Hormis la contrainte de temps, Jacques Jouet, qui avait été le destinataire du premier manuscrit de l'autrice, en bon oulipien, ajoute l'interdiction de corriger le premier jet, l'attribution à un correspondant donné et le postage en bonne et due forme des missives.
Le résultat d'une telle mission est ce recueil de lettres qui donnent une visibilité attendrissante au minuscule atoll, rappelle en mots choisis son histoire et lui insuffle une vitalité que ne détruit pas le retour des lettres.

Une écriture puissante, l'art de donner une existence à ce qui n'est qu'un lieu hostile et infréquentable. le résultat est clair : une lecture marquante et qui sort de l'ordinaire.

224 pages La Contre-Allée 8 avril 2022
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L'insulaire olympien
« À tout résident de l'île de la Passion-Clipperton. »
Irma Pelatan est d'ubiquité. L' île Clipperton interpelle sa conscience. Elle pressent un devoir. Rendre justice à cette possession française dans l'océan Pacifique. Île du bout du bout du monde, abandonnée et dont les vagues frappent cet atoll fragilisé par la désertion et le manque crucial de compassion. Bâtir un projet épistolaire.
Raffiné, solidaire, affectueux, ce dernier devient une passerelle pour Irma Pelatan.
Écrire jour après jour au résident anonyme, à la parabole, à la transmutation.
S'approcher de l'île au plus près à brasses lentes et réfléchies. Pour une autrice fervente de l'eau, de « L'odeur de chlore », des embruns et des quêtes existentielles il s'agit d'une renaissance. Construire une relation bleue (comme la couverture) chaleureuse et apaisante. C'est cela aussi ce beau livre atypique.
La constance d'une écriture qui voguera jusqu'au point fixe d'un idéal atteint.
Engendrer pour rassembler l'épars d'un passé où d'aucuns ont foulé ce lieu sauvage et aride. Irma Pelatan est une perfectionniste. Elle rédige ses lettres au crayon de bois. Toutes de 20g, ornées d'enveloppes internationales (rares) à la si expressive bordure bleue, blanc et rouge.
« Nous verrons, nous avons le temps : il me reste 424 enveloppes. »
La première missive est dédiée « aux postiers autour du monde ».
C'est dire l'engagement, la rectitude et l'attention à l'envergure du dessein lové dans ses pensées, ses gestuelles et son temps le plus précieux : écrire.
« la mort, sur l'île, est aussi présente, aussi vraie qu'un rocher, toujours là, immuable ».
Entendre le crayon crisser et les voix qui s'éveillent dans l'atoll destinataire. Forger en rythme pavlovien, une correspondance au cher ami, qui n'est plus un fantôme, mais celui qui a foulé un jour certain cette île anneau Graal ou perdition.
Les lettres sont arborescence, idiosyncrasie, habitus. L'acte sceau d'une reconnaissance éternelle. Les endurances altières, tout prend place.
« Le monde boiterait sans Clipperton ! ».
« Me voici maintenant face à l'envers de l'île, face à cette forêt d'ombres, cet écho d'une réalité si différente, où Clipperton était habitée. »
« Combien sont morts sur l'île ? A un certain moment une centaine de personnes a peuplé l'anneau de l'île, les 1,7 km² de l'île, 17 m² par habitant…. ».
Irma Pelatan : l'île comme l'Alcazar, les lettres affranchies d'Histoire, de droit public, de géopolitique, d'écologie et de compassion.
« Je pense tant à vous, ami ».
Rien n'est laissé dans le hasard des flots ressacs et latitudes. L'introspection n'est plus une bouteille à la mer. Chacune des missives est un fronton à flanc de Clipperton, fête éternelle dans les entrailles de l'île.
Ce livre est une ancre. Il est du côté où la mer oeuvre au spéculatif. 6 femmes sur l'île , Irma Pelatan relève leurs cheveux, voiles sur les yeux. L'heure belle des mots arrachés au vent, aux craintes, île qui ne dort pas. Irma veille.
La plume mémorielle jusqu'à la consécration. Recevoir un jour certain un peu de l'île, colis Éden, dents de requin, galet, filigrane pour un lendemain : Projet poétique planétaire.
La création de ce livre est une aventure unique. La chance infinie des retours à l'expéditeur, rideau rouge des Correspondances de Manosque. L'épistolaire gagnant.
Apprendre par coeur : Ma lettre de ce soir se résumera à une devinette : que se passe-t-il sur une île sans maître, lorsqu'il ne reste que six femmes, quelques enfants et un gardien de phare ?
98799 le code postal Passion-Clipperton.
La souveraineté d'un projet, la sauvegarde d'une littérature d'amplitude. 
«  C'est que l'île est tellement d'îles ».
Prodigieux, d'une humanité exemplaire et inoubliable. Un exaltant voyage entre terre et mer. Publié par les majeures Éditions La Contre Allée.






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Les courriers du bout du monde

Entre le 16 mai et le 26 septembre 2017, Irma Pelatan a rédigé une lettre quotidienne a «Tout résident de l'île La Passion-Clipperton». Au-delà de l'exercice de style, ce roman nous permet de découvrir l'histoire de ce confetti de France dans le Pacifique nord. Ludique et très documenté.

Ce roman singulier, sans pagination, mérite que l'on s'arrête sur sa genèse. C'est en attendant la réponse des éditeurs auxquels elle avait envoyé son premier manuscrit et qu'elle guettait sa boîte aux lettres désespérément vide que l'idée a jailli d'en remplir une autre, très loin. À Clipperton. «Une île française, un anneau blanc posé comme un nombril au milieu du Pacifique Nord. Une île déserte, inaccessible, et pourtant inexplicablement pourvue d'un code postal».
Après avoir déniché sur leboncoin.fr un stock de 425 enveloppes au liseré tricolore et s'être munie d'un crayon, elle se lance le défi de rédiger tous les jours un courrier qui sera adressé à: Tout résident
98799 La Passion-Clipperton
C'est avec ce type de contraintes que les membres de l'Oulipo adorent jouer. Voire compléter, comme le propose Jacques Jouet, le bien-nommé. «Tout le projet serait résolument une sorte de bouteille à la mer à l'envers, vers l'île déserte. Il reprendrait les quatre contraintes jouetiennes: écrire chaque Jour ; renoncer à corriger le texte une fois le jour écoulé; adresser ledit texte, daté et localisé, à une personne choisie; enfin le confier à l'efficience des services postaux, pour le faire directement parvenir à son destinataire.»
Voici donc cette oeuvre singulière, écrite entre le 16 mai et le 26 septembre 2017 et accompagnée d'illustrations qui documentent le projet, comme la pile de lettres revenues à leur destinataire après un voyage assez extraordinaire autour de la planète.
Mais venons-en à cette correspondance. Quand Irma prend la plume, elle s'est déjà beaucoup documentée, a recherché la bibliographie disponible, s'est fait une idée de ce coin perdu du Pacifique nord. Idée qu'elle va pouvoir discuter avec son mystérieux correspondant. Comme tenter de comprendre ce qui se cache derrière la formulation choisie par les autorités, «L'atoll ne comporte aucune population humaine permanente», et qui peut vouloir dire que les habitants sont de passage ou qu'ils ne sont pas humains, ce qui laisse peu de place à un échange épistolaire, vous en conviendrez.
Mais Irma ne renonce pas pour autant à son projet. Elle nous raconte ce qu'elle sait de ce confetti, de sa découverte et de son histoire jusqu'à son statut actuel discuté en commission à l'Assemblée nationale - la retranscription de ces échanges vaut le détour - et qui fixe que «l'île est un domaine de l'État, comme un logement de fonction ou un Camion militaire. Clipperton est placée sous l'autorité directe du Chef du gouvernement.» Qui a bien d'autres préoccupations et confie ce dossier à un fonctionnaire du nom de Gutzwiller, ce dernier n'imaginant pas ses pouvoirs. Car, avec beaucoup de malice, Irma nous propose de réfléchir à quelques questions assez vertigineuses sur la finitude, la propriété, la solitude ou encore la justice. Elle nous parle des Mexicains qui ont posé le pied sur ce territoire, des Américains de l'USS Cleveland qui venaient ravitailler la maigre colonie avant de s'en désintéresser et de l'exploitation du guano qui sera elle aussi vite abandonnée, tout comme les tombes portant les inscriptions Pollo et Perkins, deux noms voués à l'oubli. «Clipperton, au fond, c'est ça: l'expérience si puissante de la finitude, de la solitude sans nom.»
Si on en apprend beaucoup sur Clipperton au hasard de ces lettres, on en apprend aussi beaucoup sur la vie de la romancière durant son expérience. Ses rencontres à Corny-sur-Moselle où se sont regroupés quelques passionnés de Clipperton: Georges, Christian, Ludmilla et les autres, ses voyages qui vont la conduire d'Aix-en-Provence, où elle assiste à un mariage, à la Méditerranée sur laquelle elle vogue quelques jours et même sur ses petits ennuis de santé. Des informations que l'on échange effectivement avec un ami.
Irma Pelatan, que l'on avait découverte avec L'odeur de chlore, nous revient avec ce petit bijou joliment ciselé qui donne toutes ses lettres de noblesse à cette littérature qui de Georges Perec à Raymond Queneau, en passant par Hervé le Tellier ajoute un aspect ludique à l'originalité du propos. On se régale!
S'il y a bien un Prix littéraire «Envoyé par la Poste», suggérons à ce service public de lancer un Prix spécial pour tous les auteurs qui mettent la correspondance épistolaire au premier plan. Irma Pelatan en serait une digne lauréate, elle qui donne toute la noblesse aux lettres !

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Série de lettres à une île déserte, inhabitable, intermède entre deux livres où se déploie une méditation sur la solitude, la capacité à s'inventer un lieu, un écart, une île et son histoire. Dans ce récit épistolaire Irma Pelatan s'invente des contraintes, une lettre par jour, comme pour masquer l'absence de destinataire, pour se plonger dans la grande incertitude de toute oeuvre en chantier. Lettres à Clipperton parvient à se faire récit pudique, dévoilement détourné des hantises de l'autrice.
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Citations et extraits (8) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Condrieu, mardi 16 mai 2017.
À tout résident de l’île de La Passion-Clipperton.
Cher ami,
Bien sûr selon le cas, il faudra lire ici un féminin, voire un pluriel. Chers tous serait sans doute plus juste ; peut-être faudrait-il aller jusqu’à cher chacun.
Lorsque l’on s’adresse à une île déserte, au fond, les potentialités dans la destination sont extrêmes. Mais n’intellectualisons pas trop, voulez-vous ?
Laissons-nous plutôt aller au bonheur de la rencontre fortuite, à l’improbable destination de la bouteille à la mer.
J’ai tant de choses à vous dire.
Cela fait plusieurs mois déjà que je pense à vous écrire, que je cherche sans cesse votre nom, que j’épuise les bibliographies pour tenter de vous approcher, de vous saisir.
L’existence si particulière de l’île ne quitte plus mes pensées.
Le miracle de ma tablette me montre, dans une étrange simultanéité, qu’il fait 22°C à Clipperton, sous un ciel plutôt ensoleillé mais humide, bercé par une légère brise de nord-nord-ouest. Je sens presque la brise sur ma joue, la brise qui apaise cette sensation de chaleur humide, de soleil qui tape fort. L’application météorologique m’invite à cette destination tout empathique : sur l’île déserte la température ressentie est de 25°C. Quel miracle, tout de même, cette noria de marisondes, pensez qu’elles transmettent jour et nuit le pouls précis de la mer, là, autour. Pensez qu’à l’instant, le centre de météorologie spatiale de Lannion traduit cela et file comme un long, un immense ombilic entre nous, entre l’île et la métropole, entre vous et moi.
Nous sommes réciproquement la preuve de notre existence au monde.
Mais je dois vous laisser à présent, je vous écrirai plus longuement demain.
Demain, nous parlerons du pot-au-noir.
À très vite,
Irma

17/5/17, Condrieu.
Cher ami,
Je vous le redis, cet en-tête exprime mal toute la proximité, toute la connivence que je voudrais entre nous (et que dit presque mieux la date du jour).
Pour vous approcher, pour me placer au plus près, je cherche encore la connexion des marisondes : sur Clipperton, il fait un peu moins chaud aujourd’hui, mais nuageux.
Je m’aperçois soudain que cette application permet à l’usager de signaler « une condition météorologique spécifique », à l’aide d’une série d’icônes bien reconnaissables. Peut-être un jour devrai-je ainsi signaler au monde la présence de grêle, de verglas sur l’île, et subséquemment ses chaussées glissantes. Je regarde ces icônes et je sens qu’en moi s’ourdit un plan dont pour l’heure je ne sais rien. Nous verrons, nous avons le temps : il me reste 424 enveloppes.
Vous avez dû à présent recevoir la première et je sais que vous avez apprécié le charme désuet de l’enveloppe par avion, l’élégance des vieux timbres imagés.
Le premier affranchissement s’adressait aux Postiers, bien sûr, ce beau voilier au près, bien bordé, tout à sa gîte, me semblait de bon augure pour espérer vous atteindre. La légende disait «Les Postiers autour du monde» et ma rêverie courait sur ce beau deux-mâts.

L’image ne permet pas de distinguer la hauteur relative de la mâture, de savoir s’il s’agit d’un ketch ou d’une goélette mais je le vois, oui, je le vois fendant les flots jusqu’à vous, parcourant héroïquement toute l’eau qui nous sépare, descendant le Rhône puis, de Fos, tirant sur Gibraltar à travers ma chère
Méditerranée ; la quittant cap aux Canaries avant de rejoindre le courant nord-équatorial pour traverser l’Atlantique jusqu’au canal de Panama et enfin, enfin atteindre le Pacifique, cap en plein sur Clipperton, où il vous a tendu la lettre avec fierté, avec orgueil.
C’est pour cet attachement au travail bien fait, à l’amour de la tâche herculéenne – celle de faire advenir cette communication –, que j’ai adjoint le second timbre, hommage vibrant au Facteur de Jour de fête, l’immense François qui, jusqu’à vous saura porter l’orgueil postal du just-in-time à la française.
Cher ami, sachez-le : je vous écrirai tous les jours. Je mettrai moi aussi tout mon orgueil, toute ma ténacité à tenir ce pari.
Ami, je saurai gagner votre confiance. Mais je veux vous le dire d’emblée, afin de ne pas susciter en vous de vains espoirs :
un jour cette si belle communication quotidienne prendra fin.
Dans 424 jours, le samedi 14 juillet 2018 exactement, j’aurai en effet fini mon stock d’enveloppes par avion, à la si belle bordure bleu-blanc-rouge. Mais qui sait ? Peut-être que finira d’abord le crayon «écrit sur tout» à l’aide duquel je compose ces lignes et que je taille à mesure. Je vous promets de mettre
tout mon acharnement à vous écrire le plus longtemps possible lorsque le crayon, diminuant, ne sera plus que rognure de bois
enchâssant le dernier grain de graphite. La fin matérielle des enveloppes ou du crayon sonnera le glas de ce vibrant projet.
Que de surprises d’ici là, que de péripéties nous attendent !…
J’ai devant moi 23,6 cm de crayon jaune à trois côtés – tant de mots cachés dans le carbone !
Mais j’ai été bien longue et je ne peux excéder les sept feuillets par enveloppe sans dépasser le fatidique seuil de 20 grammes.
Je n’oublie pas ma promesse : demain, nous parlerons du pot-au-noir.
Bien à vous,
Irma

Condrieu, le jeudi 18 mai 2017.
Cher ami,
J’ai tourné toute la journée, allant et venant pour m’occuper, plutôt que de faire face au courrier qui m’attend. C’est qu’il n’est pas simple de parler du pot-au-noir. D’affronter les
images qui m’assaillent.
Vous le savez, depuis un certain temps je collectionne des connaissances sur l’île. Je lis fébrilement les récits d’expéditions, les travaux scientifiques, météorologiques, parlementaires même.
Tous pointent l’aspect désolé de l’île. Laissez-moi vous citer cet exemple :
«La nature sur Clipperton est bien ingrate et n’a jamais incité les météorologistes, pourtant endurcis à l’isolement et
à la rigueur des conditions de vie, à habiter ce site. »
Le Ministère va même plus loin :
«L’atoll ne comporte aucune population humaine permanente. »
Ce genre de phrases définitives est lourd pour qui porte notre projet.
Pourtant, je le sais, je le sais de cette certitude écrasante et sans faille qui parfois vous assaille au mitan de la nuit, je sais que quelque chose, quelqu’un sur Clipperton attend, a besoin, infiniment besoin, de ces lettres. Au milieu du sommeil le plus étale, cette attente impérieuse soudain m’envahit, me réveille en sursaut, me tiraille.
Quelque chose, quelqu’un sur Clipperton a faim, a soif de cette proximité que je peux lui offrir, que je vais lui offrir, je l’ai dit, pendant les 423 jours restants.
Tout est venu de cette phrase :
«Le pont de la Jeanne est encore luisant des averses de la nuit, le ciel est couvert, la température est élevée, ainsi que l’humidité ; l’axe du pot-au-noir n’est pas loin. »
Éveillées à sa simple évocation, toutes les frayeurs enfantines sont revenues. Jamais je n’aurais cru, en moi, si disponibles, si fraîches, si prégnantes ces terribles sensations de peur du noir. Même le dictionnaire le sait : le Pot au noir est
une région de brumes opaques redoutées des navigateurs, pourtant eux aussi endurcis à l’isolement et à la rigueur des conditions de vie ; le Pot au noir : situation dangereuse et
inextricable.
Je revois le visage de ces marins sur tant de vidéos, regardant le pot au noir qui s’approche et qu’il va bien falloir traverser.
Chaque mot me coûte.
Il est possible que je parle dans le vide

Les encyclopédies les plus anciennes s’en souviennent : le pot au noir, c’était inévitable, appartient aux règles du colin-maillard. On l’évoquait pour prévenir le chasseur des obstacles que ses yeux bandés ne pouvaient voir.
Pendant qu’avec difficulté j’écris ceci, cherchant un réconfort dans le savoir des livres, je revois mentalement une autre vidéo, une autre expédition sur Clipperton : un zoom
sur le visage concentré, tendu, de ce radioamateur qui égrenait lentement les fréquences, tournant cran à cran un gros
bouton argenté avec la précision d’un braqueur de coffre-fort. Il n’atteignait jamais que la longue et monotone note de
la friture, le grésillement du vide.
Durant 423 jours, je risque d’avancer, yeux bandés, dans le noir plein de gouffres et de périls, les bras battant l’air en quête d’un visage à palper, à cerner, à tenter de reconnaître.
Faites qu’un jour une voix me dise : Gare au Pot au Noir.
Irma
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Vous le savez, j'écris au crayon et ne conserve pas de double de la lettre à portée de main. Mon texte court donc toujours le risque de l'effacement, de la dissolution. J'écris à chaque fois dans un présent étale, sans autre béquille qu'une mémoire trompeuse et un espoir démesuré. Depuis le 16 mai, je crois avoir vu des cercles de se dessiner, des périodes habiter le récit. Mais au fond je ne sais pas ce que je fais
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Je me trompe peut-être, mais n'est-ce pas les femmes et non les soldats qui, en fin de compte, conquièrent tout l'espace de leurs actions et en font ce nationalisme du quotidien : la façon d'épicer le plat, la façon d'être avec l'autre, l'enfant à naître ?
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Donc l'île est un domaine de l’État, comme un logement de fonction ou un Camion militaire. Clipperton est placée sous autorité directe du Chef du gouvernement. Vous aurez d'ailleurs noté que c'est ce qui a motivé le choix du 16 mai comme début de ces lettres, au lendemain de la nomination du nouveau Chef de l’île.
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Condrieu, jeudi 15 juin 2017

Cher ami,
[...]
Mes lettres sont inégales, je le sais, mais j'ai tenu parole. Le flux du temps semble ne plus s'écouler en vain, votre destination permet de rythmer la vie, chaque lettre la jalonne. Merci pour ça. Malgré l'absence de vos réponses, cette entreprise n'est pas dénuée de bienfaits, de feed-back. J'irai presque jusqu'à la qualifier de correspondance.
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