Je ne le dirai jamais assez, mais quand elle ne me met pas une branlée au Scrabble, ma grand'mère est formidable.
Alors, oui, elle préfère Zaz à Brassens et n'hésite pas à me dire que Cavanna, franchement, ça ne casse pas trois pattes à un canard, mais elle sait aussi être vachement sympa.
Tu me demandes des arguments ? Arrête de sauter sur ta chaise, je vais t'en donner.
Quand je me suis fracturé le poignet en tombant d'une échelle, ma grand'mère était bien emmerdée parce que par sa faute, je ne pouvais plus gratouiller la guitare.
(Les mauvaises langues comme mon frère te diront que c'est tant mieux. Mais mon frère a 11 ans, donc ça ne compte pas.)
Bonne-Maman, elle, a voulu se faire pardonner de cette chute et des innombrables humiliations causées par ses mots compte-triple en m'offrant un livre sorti de sa bibliothèque.
Quand je l'ai vue arriver avec le bouquin en question, j'ai pris peur. La dernière fois que j'ai écouté ses conseils, c'était pour m'infliger Quai de la Rapée de l'ami Michel, mais ça j'en ai déjà parlé pas plus tard qu'hier.
- Tiens, me dit-elle en me tendant le livre. Lis-le, tu devrais aimer.
Abrutie par la morphine parce que bon dieu que ça fait mal une fracture du poignet, je l'envoie bouler.
- Ecoute, en ce moment mon niveau intellectuel est trop faible pour se concentrer sur autre chose qu'un mauvais film policier des années 90. Donc, pas de pavé, s'il te plaît.
- Promis, celui-là, il va te plaire.
Elle insiste, me fait ses yeux d'épagneul, donc je craque. C'est fourbe, une petite vieille.
Bon, alors, que dire de ce bouquin si exceptionnel ?
Eh bien, déjà, parlons de cette couverture.
Couverture qui, de prime abord, ne m'inspire pas confiance. Je ne décrirai pas plus que ça, parce qu'on verra que je n'en suis pas fan, alors que toi tu vas adorer, et tu vas trouver mon ton condescendant. Donc, en fait, je ne parlerai pas de la couverture.
Le titre, ensuite.
le Paradoxe de Casanova. Deux interprétations.
1) Un essai d'un psychanalyste de renom sur un mal-être causé par cette propension qu'ont certains individus à séduire et tringler comme des Cosaques, et qui finalement tombent amoureux comme tombent les pommes en novembre, alors que ce n'est pas censé être dans le contrat. le deal étant que tu contes fleurette et tu t'enfuis au petit matin sans dire au revoir et pas tomber amoureux, comme fait Monsieur Kerdoncuff mon voisin de 88 ans fraîchement veuf qui se console vite. Donc l'auteur pourrait nous expliquer plus en détail comment ce Paradoxe peut nuire à celui qui le subit, jusqu'à le pousser au suicide.
2) Sinon c'est un livre de cul. Avec plein de scènes où l'on explique en détail les tribulations sexuelles du personnage.
La première option ne m'enchantant guère – les psychanalystes que j'ai déjà pu rencontrer ressemblaient beaucoup à
Dominique Besnehard dans Podium -, j'ai pensé à la deuxième solution. Alors j'ai regardé successivement ma grand'mère et la tête de l'auteur – mais je vais y revenir – et je me suis dit que ce ne devait pas être le genre de la maison d'écrire, lire, et/ou prêter à sa progéniture des bouquins pareils, si le héros est un Monsieur Kerdoncuff en puissance.
(Surtout qu'en petit, sur la couverture, il est écrit « thriller »… Ma perspicacité commence à se faire la malle, c'est inquiétant.)
Ne reste plus que l'auteur. Auteur dont le nom me disait vaguement quelque chose, mais c'est parce que le voisin de mon père s'appelle aussi Devaux. C'est une espèce de pisse-froid fétichiste des trous dans les murs à la perceuse, le dimanche à 9h. Ou alors c'est qu'il découpe sa femme.
Et puis j'ai regardé la frimousse de l'auteur, et mon coeur a bondi dans ma poitrine :
Daniel Devaux, il a une moustache.
Eh ouais. Maintenant que tu as lu quelques-unes de mes critiques, tu connais mon engouement pour la bacchante. Et lui, il ne fait pas dans la dentelle.
Elle est fine, et relevée, sa moustache. Pas une moustache de 8m² comme
Maurice Leblanc – qui est excellente dans sa catégorie, certes –, mais plutôt type fantassin de 1914.
Voilà qui donne envie de commencer ce livre.
Le récit, alors. Parce qu'il n'y a pas que la tête de l'auteur qui fait un bon livre. D'autant que si ma critique se résumait à un éloge au système pileux de l'ami Daniel, ça ne ferait pas sérieux.
Donc, le récit.
Ça se passe à Venise, que Daniel semble aimer autant que j'aime le fromage de chèvre. Un soir, un scientifique jeune, dynamique, et assez intelligent – que j'imaginais un peu comme Clark Gable jeune, mais c'est parce que j'aime beaucoup Clark Gable –, un scientifique, dis-je, nommé Jacques Cazeneuve, mais j'aurais préféré qu'il s'appelle Bernard, disparaît tandis qu'une panne de courant exceptionnelle paralyse une bonne partie du pays.
- Ils n'avaient qu'à payer leur facture chez EDF, ces Ritals, me dis-tu.
Alors, déjà, tu vas me parler autrement, hein. Et puis, ensuite, il est fort peu probable que le quart de l'Italie s'amuse à frauder les compagnies d'électricité locales. Donc c'est qu'il y a un mystère. D'autant que juste avant de disparaître, Jacques/
Bernard Cazeneuve a fait des adieux insistants à son équipe. Mystère, mystère.
Petite précision des familles, Cazeneuve bosse sur des dossiers secret défense, donc s'il disparaît, ça devient une affaire d'Etat.
Ouais, rien que ça.
Donc il y a du mystère, dans la jolie ville de Venise où je ne suis jamais allée mais ça ne me tente pas, il y a trop de touristes et je n'aime pas les gens.
Une bonne recette pour faire un bon polar, voilà qui pourrait être intéressant.
La suite, je ne te la dis pas, parce que ça te passerait l'envie de le lire. Ce qui serait dommage, parce que c'est un bon bouquin.
- Mais alors, pourquoi est-ce si bien ?
Eh bien, non content d'arborer une jolie moustache, Daniel a aussi une très bonne plume. Son style est fluide, son histoire bien ficelée, et j'ai appris pas mal de trucs sur Venise.
Un peu de SF, aussi, pourtant ce n'est pas mon genre, un peu de policier, et un peu d'Histoire.
En bref, une lecture plaisante, ça faisait longtemps, qui me donnerait presque envie d'aller visiter Venise.
Quant aux quelques longueurs présentes dans le livre, on le pardonnera aisément.
Sur ces paroles inhabituellement bienveillantes de ma part, je m'en vais composer une chanson à la gloire des moustaches de Daniel et pleurer la mort de
Raoul Cauvin.
La bonne journée.