Mais son métier était de ramener les gens à la vie, pas de les tuer. Toute son activité était centrée sur le don de la vie. La donner à tous sans distinction : c'était un article de foi. Jamais le vitarium n'enquêtait sur les antécédents des anciens-nés qu'il exhumait. Jamais. Il ne se posait pas la question de savoir si ceux qu'il déterrait devaient revenir.
C'est un problème de perception : notre perception est limitée parce que nous n'avons que des aperçus fragmentaires de la réalité. Voir la monadologie de Leibnitz. Vous comprenez ?
— Oui, fit-il en hochant la tête.
— Il n'y a rien de nouveau dans tout cela. Ce n'est qu'un réchauffé de Plotin, de Platon, de Kant, de Leibnitz et de Spinoza.
— Nous n'attendions pas forcément quelque chose de nouveau. Nous ne savions pas à quoi cela ressemblerait lorsque cela arriverait.
— Vous êtes passé par la mort. N'avez-vous pas connu tout cela?
— La mort est semblable à la vie : chacun a une expérience différente de celle des autres.
— Oui... comme les monades de Leibnitz.
— Soit! Il dit que la mort n'existe pas. Qu'elle est une illusion. Que le temps aussi est une illusion. Que l'instant qui naît ne s'enfuit pas. D'ailleurs — selon lui — l'instant présent ne naît pas : il a toujours été. L'univers est constitué d'une série d'anneaux de réalité concentriques; plus l'anneau est grand, plus il participe de la réalité absolue. Finalement, ces anneaux rejoignent Dieu, source de toutes choses, et plus ils s'approchent de lui, plus ils gagnent en réalité. C'est le principe de l'émanation, je crois bien. Le mal est tout simplement une réalité moindre, un anneau plus éloigné de Dieu. Il n'est pas la manifestation d'une divinité maléfique mais l'absence de la réalité absolue. Et l'on aboutit au dualisme : le mal n'existe pas, Satan non plus. Le mal est une illusion comme le déclin dû au vieillissement en est une. Et l'Anarque ne cessait de citer des extraits des vieux philosophes médiévaux : saint Augustin, Erigène, Boèce, saint Thomas d'Aquin. C'était la première fois qu'il les comprenait, disait-il. Bon... Cela vous suffit-il?
Ils étaient nus, simplement couverts d'un drap. Ann Fisher fumait en silence et le rougeoiement de sa cigarette était la seule marque de sa présence. Maintenant, Sebastian était pacifié. La tension qui l'habitait s'était évanouie.
Mais pour vous, ce n'était pas l'éternité , fit Ann d'une voix lointaine comme si elle était plongée dans de profondes méditations. Votre mort n'a duré qu'un temps limité. Pas plus de quinze ans ?
- C'est pareil, répondit-il avec véhémence. J'ai essayé de l'expliquer mais ceux qui ne sont pas passés par là n'arrivent pas à comprendre. Quand on est en dehors des catégories de la perception, du temps et de l'espace, c'est sans fin. Le temps ne s'écoule pas, si longtemps qu'on attende. Et selon le rapport que l'on entretient avec Lui, c'est une béatitude ou un supplice infini.
- De quelle relation parlez-vous ? De votre relation avec Dieu ?
— Où as-tu trouvé ce fusil ? demanda Ann avec curiosité. Il ressemble aux nôtres.
— C'est l'un des vôtres. Je suis venu sans armes.
— Les fusils ignorent la loyauté, lâcha-t-elle sur un ton défaitiste. Ils ne sont pas comme les chiens.
Rien ne dure, tout se décompose, cita le père Faine. L'atome se croche à l'atome, ainsi croissent les choses jusqu'à ce qu'on les reconnaisse et les nomme. Puis elles se dissolvent par degrés et cessent d'être ce que l'on connaît.
Tous les cendriers débordaient de cigarettes entières. Il les rangea en paquet puis, abattu, alla se coucher. Au moins l’atmosphère était-elle purifiée et rafraichie grâce à la défumation de tant de cigarettes.
L’Anarque répondit d’une voix semblable au bruissement sec d’une feuille oubliée par l’hiver.
Mais l’Anarque paraissait bien réel. Il tendit le bras et sa main traversa le corps de Thomas Peak.
-Vous voyez ? fit l’Anarque. Je peux m’évader mentalement de la bibliothèque. Je peux apparaître dans les rêves des gens et dans les visions produites par les drogues. Mais, physiquement, je suis toujours là-bas et ils peuvent me tuer quand ils le désireront.
La religion ! songea Sebastian avec lassitude. C’était plus complexe, plus rempli de méandres que la pratique commerciale ordinaire. Les questions de la casuistique le dépassaient.