Je regardais , un matin , sur une vitrine de boutique , l'inscription en majuscule " TOUT DOIT DISPARAÎTRE " ..... Tout doit-il disparaître dans l'Algérie actuelle ? C'est certes bien une formule pour un risque de prochaine liquidation . Le risque de disparition , son immanence , et presque , pour certains , sa nécessité ( "Tout doit " ) , cela concernait , évidement pour moi , la culture algérienne , plus précisément sa littérature ...... Oui, pour moi , première évidence , la nation algérienne se retrouve , concentrée , dans sa culture aussi bien collective que dans son écriture , et donc dans sa littérature contemporaine .
1962 marque l'indépendance politique , après sept ans de guerre meurtrière . En littérature , il faudrait prendre la date de 1956 , parution du roman " Nedjma " de Kateb Yacine , plutôt naissance d'une littérature qui explose , d'un coup , dans la modernité .....
Or , près de quarante ans après , des écrivains sont tués physiquement , mais aussi des journalistes , des enseignants , des médecins : tués , tant d'autres persécutés , et cela par des algériens .... Ce sont ces algériens meurtriers - instrumentalisés par une propagande dite intégriste , au nom de l'islam politique qu'a favorisé une nouvelle inquisition religieuse , digne de ce que connaissait l'Europe catholique de la fin du Moyen Age - Ce sont ces meurtriers d'écrivains et de journalistes qui peuvent dire , dans mon pays , à leur manière : " tout doit disparaître ! "
Tout ? Entendez : la culture , la contestation , la plume qui se veut individuelle , qui emprunte son chemin de hasard , qui trace sa pensée sur le mode de la dérision , de l'ironie ou de la colère . Cette écriture là , oui , il se trouve des jeunes hommes , souvent des gueux , des désespérés révoltés , qui en font leur cible ; ces " fous de dieu " qu'on a suffisamment drogués , manipulés , tordus et retournés pour être lancés contre .... des intellectuels - ceux-ci parmi les plus modestes , quelquefois les plus discrets , en tout cas des altruistes , qui écrivent par conviction , qui revendiquent le droit de chercher leur propre vérité , et leurs erreurs aussi ....
voilà l'aberration et voilà le scandale : le " tout " risquant de disparaître concerne en premier lieu la pensée , et non les biens mal acquis , l'iniquité d'une classe de nantis qui , derrière le rempart de l'argent et de ses armées qui grossissent , exploite son peuple , prenant dans l'illégitimité , le relais du colonialisme d'hier .
Qui suis-je ? J'avais répondu au début : d'abord une romancière de langue française .... Pourquoi ne pas terminer en me reposant la question à moi-même ? Qui suis-je ? Une femme dont la culture est l'arabe et l'islam ... Alors , autant le souligner : en islam , la femme est hôtesse , c'est à dire passagère ; risquant à tout moment , la répudiation unilatérale , elle ne peut réellement prétendre à un lieu de la permanence .
Ainsi , dans une religion qui commence avec une émigration quasiment sacralisée , la femme devient une émigrante constante , sans point d'arrivée , et pour cela créature méritant le meilleur et le pire ! Le meilleur symboliquement , le pire historiquement .
L'algérienne que taraude la hantise d'un " regard-voix " , en somme d'une écriture qui danserait et prendrait son envol , cette femme-là risque de s'engloutir momentanément , mystérieusement , dans la nuit revenue .
Car se porte sur ces femmes l'ombre de la rupture de parole . La plupart de ces " écrivaines " depuis le début de ce siècle , se sont situées hors la parole tribale .
On aurait certes pu imaginer que l'écriture féminine se contenterait de transcender la parole de la tradition , où la femme , mère symbolique , transmet la mémoire de tous .....
En fait , je constate que cette écriture , depuis plus de 50 ans au Maghreb , s'exerce comme une halte , ou une rémission , dans l'attente d'une parole neuve à trouver .
Les romancières arabes contemporaines de langue arabe ( depuis Leïla Baalbaki , Guedda Semman , en passant par Nawal es-Saadaoui , Alifa Rifaat , jusqu'à Hennan El-Cheikh et Houda Barakat ) expérimentent elles aussi la solitude de la création au sein d'une société plutôt soupçonneuse , mais du fait qu'elles écrivent dans la langue maternelle , elles conservent au moins leur armure , l'airain ancien qui enrobe toute langue déracinée .
Parce que femme d'éducation arabe - ou disons de sensibilité maghrébine - , et cela , au creux même de la langue française , je crois que j'ai élaboré ainsi , par tâtonnements , mon esthétique .
Je peux résumer celle-ci rapidement : écrire pour moi se joue dans un rapport obscur entre le " devoir dire " et le " ne jamais pouvoir dire " , ou disons , entre garder trace et affronter la loi de l' "impossibilité de dire " , le " devoir taire " , le " taire absolument " .
Le silence , silence plein qui sous-entend le secret , s'impose donc souvent à moi comme matière de départ : les mots à chercher , à trouver , à esquisser viennent se placer , malgré eux et malgré moi , autour du rempart intérieur de la mutité , certes au plus près , au risque parfois d'ébranler cette zone de silence , de secouer les nerfs de ce silence tremblé , au risque aussi de devoir retomber dans un vide de l'écriture , dans un épuisement ....
Ecrire n'est pas forcément publier .
Ecrire quelquefois c'est choisir de se taire . Choisir ? Ou être forcée .... au féminin . Car , pour une femme , le rapport de sa vie avec ce métier d'écrivain , pardon , d'écrivaine , est quelquefois plus difficile à lier : un nœud souvent inextricable ....
J'expérimentais qu'une fiction romanesque ne peut se contrôler tout à fait , que l'écriture de femme se fait de plus en plus contre son propre corps , inévitablement .
L'écrivain prix Goncourt 2015 pour "Boussole (Actes Sud) Mathias Enard et l'écrivaine Kaouther Adimi ("Au vent mauvais", Seuil, 2022) rejoignent le Book Club pour parler de littérature algérienne : l'incontournable "Nedjma" de Kated Yacine, Assia Djebar, Mohammed Dib... L'occasion de partager avec les auditeurs et auditrices des lectures fondatrices de leur rapport à l'écriture et à l'Algérie.
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