L'amour, la fantasia
(écrit à Paris, Venise, Alger, dans les années 82-84)
Assia Djebar (1936-2015)
roman, Albin Michel, 256 p, 1995
Assia Djebar est un pseudonyme, choisi par l'autrice algérienne pour ne pas gêner ses parents. Assia veut dire consolation, et Djebar, intransigeance. Deux mots éloquents. J'ai appris cela en regardant le documentaire de
Virginie Oks,
Assia Djebar,
la soif d'écrire.
Virginie Oks est tombée en amour (sic) d'
Assia Djebar en lisant
L'amour, la fantasia.J'avoue que j'ai eu du mal à entrer et à rester dans ce livre. Parce que le sujet ne m'a pas retenue.
Il s'agit d'une autobiographie présentée de manière éparpillée, parce qu'elle lie le destin de l'Algérie et de sa Ville Imprenable, en 1830 et d'Oran en 1840, et évidemment pendant la guerre d'indépendance, au propre destin de l'autrice, écolière dans une école française, puis étudiante à Paris, et qui fait entendre, parce qu'elle possède la langue française et jouit de liberté, les voix de toutes les femmes algériennes réduites au silence. Cela dit, si
Assia Djebar montre des femmes algériennes en partance, comme butin de guerre, pour la France, elle montre aussi une femme française,
Pauline Rolland, exilée en Algérie pour faits révolutionnaires. le titre indique également les deux axes du livre, l'amour, celui de et pour l'Algérie vue comme une femme, l'amour des corps, l'amour de la langue française, même si elle paraît aride en comparaison des diaprures et des entrelacs de la langue arabe, et la mort, celui de toute fantasia, dans laquelle on entend le cri de mort, qui prélude au combat.
Assia Djebar oscille entre France et Algérie comme, petite fille et presque adolescente, elle oscillait entre le harem des femmes voilées ou enfermées et la liberté de courir que lui octroyait sa présence dans une école française. Ce balancement autorise l'enlacement de corps cachés et offerts.
Il est beaucoup question de lettres, d'écrits, de voix dans le livre. La voix sort de l'ombre, l'écrit transmet les combats, les défaites, les massacres, ou relaie la voix féminine algérienne. L'écrit, utilisé par l'Arabe, est subversif, par l'Européen, il est historique, altier, admiratif, parfois compatissant.
le père d'Assia, qui se prénomme Tahar, le Pur, est instituteur dans une école française. Il est moderniste. Il envoie des lettres à son épouse, au su du facteur, et non à son fils ; l'épouse qui apprend le français dit en parlant de son mari, mon mari, voire Tahar, alors qu'en Arabe, on ne parle du mari qu'en disant Lui. Des jeunes filles cloîtrées écrivent, et leurs lettres sont comme des bonds de liberté, des échappées vers le dehors. Des militaires, français en plus grand nombre, écrivent à leurs familles et leur narrent les combats, des militaires algériens, une poignée, écrivent aussi leurs guerres. Quelle vision de la guerre reste-t-elle dans les mémoires ? Les lettres d'amour sont pour celles qui n'en ont pas reçues, un chant obsidional, elles les extraient de leur situation d'assiégées dans leur propre maison.
C'est ce que j'ai le plus aimé dans ce livre, le portrait des femmes algériennes, traitées comme des soeurs par Assia. Les femmes sont soumises et solidaires. Elles sont résignées, même si sourdement révoltées. Ces femmes ne peuvent employer le « Je » en parlant d'elles. Gare à la femme qui crie : plus que la femme répudiée ou veuve...la seule réellement coupable, la seule que l'on pouvaut mépriser légèrement, à propos de laquelle se manifestait une condescendance ostensible, était « la femme qui crie ».La voix qui monte est interdite. Les femmes bruissent dans la pénombre de leur cloître. Cependant, en temps de guerre, la femme est utile qui prête appui aux maquisards en leur apportant le pain qu'elle a pétri, les uniformes qu'elle a taillés, la nourriture qu'elle a préparée.
Si le corps de la femme est voilé, séquestré, enfermé, parce qu'il n'est plus possible de l'emprisonner, sa voix, même basse, fait entendre le récit des aïeux et du pays à des oreilles et des yeux attentifs et nombreux. Si le maître de maison a quatre femmes, Assia a quatre langues, la langue arabe populaire avec ses formes sensuelles, la française qui la dévoile et la libère, la langue lybico-berbère, et celle du corps qui bouge, se balance quand la main écrit. D'être dans les deux cultures amène Assia au bord du vertige.
le livre est construit en plusieurs parties, la troisième a pour titre les voix ensevelies :
Assia Djebar décline les différentes modulations de la voix, de la clameur aux murmures et chuchotements, des conciliabules au soliloque, et les alterne avec les corps enlacés. C'est dire la puissance de la voix, qui transmet l'histoire, qui dit la condition de la femme, souffrances et relégation, parfois viol par l'ennemi, le « dommage » qu'il vaut mieux taire . Assia écrit pour toutes les femmes, car écrire ne tue pas la voix, mais la réveille, surtout pour ressusciter tant de soeurs disparues.
L'écriture d'
Assia Djebar est classique, presque surannée, toute empreinte de poésie et de sensualité ; elle réfléchit constamment sur elle pour être au plus près de la justesse.