Vous voulez que je vous raconte une histoire? Depuis 1990, les boutons censés commander [les ascenseurs] n'ont plus aucun effet sur la fermeture et l'ouverture de leurs portes. Absolument plus aucun. Et pourtant toutes les cabines, même les plus modernes, continuent à être fabriquées avec cet accessoire. On a même conservé le petit éclairage à l'intérieur de ce bouton. Et vous savez pourquoi? Parce que les psychologues, justement, se sont aperçus que les ascenseurs ainsi automatisés accroissaient l'inquiétude à l'intérieur de leur cabine, close, étroite, et par essence anxiogène. Chacun, ont-ils noté, se sentait privé de décider de quelque chose par lui-même, et surtout de commander à la machine. Alors on a laissé le petit bouton. Mais il n'y a rien derrière. Les portes s'ouvrent et se ferment selon des programmes informatiques préétablis. Aveugles aux mouvements nerveux de nos index. Parfois il arrive que le hasard synchronise notre geste avec l'impulsion électronique. Alors se produit un petit miracle, les portes se ferment et nous sommes intimement convaincus d'avoir dirigé, dominé la machinerie. Et notre foi en notre liberté, en notre pouvoir, s'en trouve d'autant plus renforcée.
J'ai compris qu'Anna faisait partie de ces gens capables de souhaiter intimement la mort d'un être ou d'un proche gênant, représentant un problème insoluble, récurrent, enkysté par les années, et qu'une maladie providentielle ou un accident bienvenu aurait le mérite de cureter une fois pour toutes.
Sans exclure pour autant une période transitoire d'un chagrin bien tempéré.
On ne devrait plus se rappeler d'où l'on vient ni où l'on va. J'aimerais appartenir à une espèce amnésique, conçue pour vivre au jour le jour , débarrassée de l'histoire, filant sa vie au gré des rythmes nycthéméraux. Sans aucun patrimoine. Ni passif. Ni génétique. Pas de lien, pas de caryotype. Une aube, un jour, et voilà tout. Chaque matin l'odeur du neuf. Et tout un monde à flairer. Je ne sais pas à quoi pourrait bien ressembler une pareille vie, mais elle ne pourrait être pire que celle que nous essayons de mener sous l' envahissant protectorat de la mémoire.
Les marges de nos vies sont trop étroites pour contenir la somme de nos rêves et le miroir de nos intuitions.
Et je peux vous garantir qu'ensuite vous serez aussi détendu et relaxé qu'une olive dans un verre de Martini.
Je ne saurai probablement jamais à quoi peut bien ressembler un ‘univers à haut potentiel’, sinon qu’il est le plus souvent peuplé de ‘top managers’ et de ‘corporate leaders’ pratiquant, entre autres, la ‘game theory’ et le ‘joint product pricing’. Je pense qu’Anna éprouve un certain plaisir à me faire sentir que, sur un plan professionnel, nous ne vivons pas dans le même monde. Qu’elle appartient à ce qu’elle croit être une aristocratie postmoderne, alors que je végète dans les limbes de la roture sociale à médiocre capacité.
[...] je pris alors conscience de notre incroyable capacité à composer avec l'inacceptable.
Je crois savoir ce qui ne fonctionne pas chez moi. Je n'oublie rien. Je suis privé de cette capacité d'effacement qui nous permet de nous alléger du poids de notre passé. [...] Quelle que soit l'ampleur de nos coupes, année après année, tel un lierre têtu et dévorant, lentement, notre mémoire nous tue.
Ce genre de conversation survenait toujours le dimanche, quand le travail n'était plus là pour faire diversion et qu'il n'y avait rien d'autre à envisager que de rester à la maison, soudain devenue trop petite pour héberger tant de mémoire rance et de rancœur recuite. Il suffisait alors d'un nœud de cravate, d'une boucle de bottine ou d'un emploi du temps imprévu, pour que le ciel s'écroule, que les phrases s'envolent et qu'à la fin il pleuve des aveux dont on connaissait déjà chaque mot. Les faillites aiment les week-ends. Et la vie est pleine de dimanches.
Vivre ensemble. C'était déjà impossible de coexister avec sa propre famille. La vie était un sport individuel. On pouvait mourir ensemble dans un ascenseur. Pas y vivre. Supporter l'autre était toujours un supplice intime. Surveiller son territoire. Recalculer sans cesse. Pour le reste, les chiens chiaient. Et voilà tout.