Citations sur Une vie française (233)
Certains soirs, lui rendre visite, après mon travail, était une véritable épreuve. Au point qu'il m'était impossible de lui témoigner la moindre marque d'affection. Je m'asseyais à ses côtés, et comme elle, je regardais, en silence, dans la direction de la fenêtre. Je lui en voulais de ne pas être comme les autres, de ne pas s'être accrochées, quand il le fallait, au filin de nylon bleu, de m'infliger tant d'intranquillité et de souffrance. D'autres fois, j'entrais dans sa chambre et la serrais dans mes bras comme un père qui rentre d'un long voyage. J'étais alors persuadé que tout cela finirait un jour, qu'il suffisait d'être patient, de respecter l'oeuvre du temps, de prendre sa main et de la serrer pour qu'elle comprenne que j'étais là, que je ne lâcherais pas, ni maintenant, ni jamais.
Predre un enfant, ne serait-ce que par fragment, est une ordalie. Une épreuve quotidienne dépassant l'entendement des dieux et celui des hommes. C'est un tourment qui ne finit pas, un poids qui n'écrase pas les épaules mais, plus insidieusement, pèse à l'intérieur de nous-même et enserre le coeur.
Il me semble que c'est à cette époque, sida oblige, que l'amour pur et dur redevint un sujet de préoccupation à la mode. Suivant la logique de l'évolution et les lois du conditionnement, je paraissais donc condamné, à terme, à expérimenter une nouvelle fois ce sentiment. Mais en la matière, je ne nourissais plus aucune illusion. Je tenais l'amour pour une sorte de croyance, une forme de religion à visage humain. Au lieu de croire en Dieu, on avait foi en l'autre, mais l'autre, justement, n'existait pas davantage que Dieu. L'autre n'était que le reflet trompeur de soi-même, le miroir chargé d'apaiser la terreur d'une insondable solitude. Nous avons tous la faiblesse de croire que chaque histoire d'amour est unique, exceptionnelle. Rien n'est plus faux. Tous nos élans de cœur sont identiques, reproductibles, prévisibles. Passé le foudroiement initial, viennent les longues journées de l'habitude qui précèdent le couloir infini de l'ennui. Tout cela est embossé dans le creux de nos coeurs. Le rythme et l'intensité de ces séquences dépendent uniquement de notre taux d'hormones, de l'humeur de nos molécules et de la rapidité de nos synapses. Notre éducation -notre dressage devrais-je dire - se charge du reste, c'est à dire de nous faire croire qu'un esprit obnubilé, un ventricule plapitant et une queue bien raide sont les marques bienheureuses de je ne sais quelle grâce divine ou surnaturelle accordée au cas par cas aux mortels que nous sommes. L'amour est l'un de des sentiments sophistiqués que nous avons appris à développer. Il fait partie des divertissements opiacés qui nous aident à patienter en attendant la mort.
Une génération avide d'équité, de liberté, brûlant de prendre ses distances d'avec ses dieux et ses vieux maîtres. Une génération, oui, vraiment à cent mille lieues de la précédente. Jamais, sans doute, n'y eut-il, dans l'histoire, une rupture aussi violente, brutale et profonde dans le continuum d'une époque. 1968 fut un voyage intergalactique, une épopée bien plus radicale que la modeste conquête spatiale américaine qui ambitionnait simplement d'apprivoiser la Lune. Car en ce mois de mai, il s'agissait ni plus ni moins que d'embarquer, au même moment, sans budget particulier, ni plan concerté, ni entraînement, ni führer, ni caudillo, des millions d'hommes et de femmes vers une planète nouvelle, un autre monde, où l'art, l'éducation, le sexe, la musique et la politique seraient libérés des normes bornées et des codes forgés dans la rigueur de l'après-guerre.
La vie n'était rien d'autre que ce fragment illusoire qui nous reliait aux autres et nous donnait à croire que, le temps d'une existence que nous pensions essentielle, nous étions simplement quelque chose plutôt que rien.
La politique représentait, pour elle, une activité réservée aux retraités ou aux snobs, un divertissement à mi-chemin d la philatélie et du golf.Il fallait avoir du temps, disait-elle pour s'intéresser à des hommes qui ne s'intéressaient jamais à vous
Vous savez, Paul, ces saloperies de religions et leur misérable idée de Dieu ont fait de nous une espèce stupide et servile, des sortes d'insectes génuflexibles...Ça se dit génuflexibles ? (P 343)
Les parents de Marie, ouvriers tous les deux, avaient eu six enfants. Ils les avaient maintenus à l'école jusqu'à l'âge légal et les avaient ensuite lâchés dans la vie, laissant opérer la sélection naturelle. Les plus débrouillards avaient survécu. Les autres, trois garçons, s'étaient engagés dans la police et dans l'armée.
« ma mère l' [la tante Suzanne qui a un grand respect pour la réussite] interrompit pour citer la Montespan d'une voix pleine d'équanimité : « La grandeur d'une destinée se fait de ce que l'on refuse autant que de ce que l'on obtient ». (P 50)
Cette femme, qui était la veuve de Léon Blick,mon grand-père paternel, propriétaire terrien comme on disait à l'époque, avait toujours mené sa famille comme un général de brigade. Vers la fin des années vingt, Léon tenta bien, à plusieurs reprises, d'échapper à cette vie de caserne, il s'évadait alors l'espace d'un mois à Tanger où il allait faire bombance et jouer au casino. Ses retours furent, paraît-il, toujours tumultueux, ma grand-mère l'accueillant chaque fois sur le seuil de la maison flanquée d'un prêtre auprès duquel le brave homme était obligé de confesser illico ses turpitudes nord-africaines. Telle était Marie Blick, revêche, sévère, atrabilaire. Et catholique . Je la revois durant ces hivers toulousains, figée devant sa cheminée, égrenant d'interminables chapelets, la tête toujours couverte d'une mantille. Du couloir, au travers de la porte entrouverte, je la regardais prier à s'en écorcher les lèvres. (P 17)
En ces années quatre-vingt, il fallait être mort pour ne pas avoir d'ambition. L'argent avait l'odeur agressive et prémerdeuse des déodorant pour toilettes.tout ceux que ce fumet accommodant étaient priés de ne point dégoûter les autres.