Le manque de douceur est viral. Il s'infiltre comme un poison. Si vous enlevez à un mélancolique ses larmes, c'est-à-dire sa raison d'être, il sera tenté de se faire disparaître quand vous le croirez guéri. (...) Renoncer à la nostalgie demande un courage qui parfois fait défaut. La douceur aura manqué trop tôt. Le sevrage est impossible quand il n'y a pas eu de don suffisant. Les enfants abandonnés connaissent cela.
Il n'est pas toujours doux de vivre.
Mais la sensation d'exister appelle la douceur.
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L’angoisse vient dans le corps lorsqu'il est déserté par la douceur.
La douceur a cela en commun avec l'enfance qu'elle imprègne le passé sans laisser plus d'empreintes que la plupart des événements vécus.
La douceur appartient à l'enfance, elle en est le nom secret.
La nature a toutes les mémoires,
et pourtant elle est un absolu présent.
(...) c'est pourquoi l'image d'un petit enfant qui dort est l'une des images universelles de la douceur, comme si alors l'aura d'innocence et l'infini même du corps, de la peau, la confiance et l'abandon total dont fait preuve ce corps nous renvoyaient à cet abandon premier d'où nous venons.
La douceur exquise de tel après-midi au bord de l'eau est encapsulée pour toujours dans toute lumière semblable. On ne survivrait pas à l'enfance sans douceur, car tout y est tellement exposé, suraigu, violent en un sens, à découvert, que la douceur en est le préalable absolu. On ne se remet pas de son enfance sans choisir une seconde fois, consciemment, la vie.
[La douceur est] une sensation d'apesanteur que partagent avec elle les cosmonautes, les comètes. (...)
L'angoisse vient dans le corps lorsqu'il est déserté par la douceur.
Il faudrait parler des ciels où la douceur manque, désespérément clairs, sans eau. De ces états qui ressemblent à ces ciels, quand on s'est exilé intérieurement, que rien ne semble pouvoir vous atteindre.
La douceur est un calme. Elle irradie au cœur de l'ouragan, témoin des forces déchaînées mais elle-même intouchée. Le calme est une puissance suprême. (...)
Douceur de la maladie et de la convalescence, du temps qui s'étire infiniment, sans bord avec l'irréalité que donne la fièvre. Les contours du réel s'estompent ; reste en nous comme un dépôt très léger du monde en soi, pure sensation d'existence.
Par le sensible nous sommes affectés, par le sentiment nous sommes éprouvés.
De nos jours, la douceur nous est vendue sous sa forme frelatée de mièvrerie. En l'exaltant dans l'infantile, l'époque la dénie. C'est ainsi que l'on tente de venir à bout des hautes exigences de sa subtilité, non plus en la combattant mais en la lénifiant. Le langage lui-même s'en trouve pervertit : ce que la société destine aux être humains qu'elle broie "en douceur", elle le fera au nom des valeurs les plus élevées : bonheur, vérité, sécurité.