Trésor national se présente comme une longue lettre passionnée, oscillant entre amour et haine: celle d'une fille à sa mère, de Hülya à Esra.
La grande Esra Zaman, est âgée, elle va mourir, brouillée avec sa fille Hülya qui vit, travaille et écrit en France comme l'auteure, qui sans doute a dû se projeter dans cette narratrice exilée.
La mère prépare, de son vivant, ses propres funérailles, et entend confier l' éloge funèbre à sa fille, opérant ainsi un rapprochement contraint et une forme d'absolution des fautes et malentendus passés, malgré la distance de rigueur: Hülya étant considérée comme personna non grata par la dictature d'Erdogan ne peut se déplacer à Istamboul.
Téléphones, mails et documents vont donc remplacer la dernière entrevue entre mère et fille et permettre à la jeune femme de se laisser reprendre par une espèce de tendresse mêlée d'exaspération pour son monstre sacré de mère... tout en maintenant une distance géographique qui l'assure d'une distance critique!
L'éloge funèbre devient un roman, la lettre privée une fresque épique.
Esra est une vraie diva, une "star" du Hollywood turc, Yeşilçam, élue "
Trésor National" en Turquie, avec toute l'ambiguïté de cet adjectif dans un pays en proie aux tentations nationalistes depuis Mustapha Kemal, nationalisme dont le dernier régime en date a fait sa marque de fabrique...
En passant du théâtre au cinéma, de la tragédie classique à la sitcom, du drame à la comédie de boulevard , Esra Zaman a incarné toutes les facettes de l'art scénique, sans renoncer à son aura d'artiste populaire.
Elle n'a pas craint non plus, dans sa vie privée, d'incarner le scandale et la bohème, mais sans jamais passer le cap de la subversion, de l'opposition politique frontale.
Scandaleuse, mais juste ce qu'il faut, émancipée mais dans les limites de son personnage, elle aurait traversé presque sans encombres régimes dictatoriaux, censure politique et mesures de répression, s'il n'y avait l'ombre portée sur sa vie par la disparition de son mari, le bel Ishak, le père de Hülya..et sans le rôle trouble joué dans cette disparition par son amant attitré, un homme très proche du pouvoir. Mais aussi l'ami de toujours, le frère ennemi d'Ishak...
L'ombre de la noire Clytemnestre plane sur Esra, la solaire.
Nouvelle Electre, Hülya tente de faire la clarté sur la vie de sa mère, et de choisir entre le pardon ou la vengeance, en puisant dans le sac d'Ishak, d'où sortent comme d'une urne antique, des lettres, des témoignages, des traces des drames passés qu'Esra, fine mouche, a su rassembler et envoyer à sa fille, dans l'espoir de dissiper tous les malentendus et les secrets enfouis.
Cette intrigue privée prend des dimensions mythiques-la Grèce n'est pas loin!- et permet de faire défiler, en toile de fond, la fresque de la grande Histoire turque, agitée de coups d'états, tandis que se débattent quantité de silhouettes attachantes qui brièvement s'affrontent à la tourmente historique ou sont emportées par elle.
Un roman passionnant, plein de souffle et de vitalité, qui se lit d'une traite.