La farce nous fait pénétrer dans l’étrange. Ramon Fernandez imagine l’enfant Molière « frappé » à la foire Saint-Germain par « l’isolement des farceurs qui semblaient se mouvoir dans un autre monde ». Des farceurs dans la rue, parmi les passants, des farceurs sur le lieu autre de la scène, se déplacent dans un univers qui est à peine le nôtre, dans une irréalité réelle où la comédie, loin d’être seulement simplifiée, semble s’interroger sur sa nature, sur ce qu’elle est venue faire, en imposant la rencontre du rire et du mal chez des êtres à la fois minces comme du carton-pâte et plus chargés que nous des vérités de la condition humaine. La farce est profonde à sa façon.
Il serait satisfait d’observer que l’on ne rit pas beaucoup de nos jours aux comédies de Molière, ou aux drames qu’elles sont devenues. Nous verrons chez Molière un rire qui, loin d’écarter le sentiment et la pensée, permet, en étonnant l’être et en illuminant le monde, de mieux sentir et de mieux penser. Nous trouverons des raisons d’aller à la comédie pour rire, des raisons capables de décomplexer l’intellectuel le plus résolu à rester digne.
Cependant, non seulement Molière, acteur passionné, aimait aussi danser et chanter, mais il suffit de lire la préface des Fâcheux pour voir la révélation que fut pour lui, au moment de collaborer avec Beauchamp et d’Olivet, l’idée de « ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie ». On l’a dit, mais il faut le redire parce qu’il reste encore des conséquences à en tirer : Molière s’enflamma dès 1661, à peine trois ans après son installation à Paris, devant un « mélange […] nouveau pour nos théâtres », devant la découverte d’une œuvre totale qu’il pensait déjà développer dans « d’autres choses, qui pourraient être méditées avec plus de loisir ».
Les personnages se rejoignent, il est vrai, dans la facilité d’un dénouement qui n’exige aucun effort profond sur l’être, aucune vraie conversion de la personne. Au contraire, l’épaisseur humaine manque volontairement à ces figures de répertoire : le père tyrannique, le mari jaloux, les jeunes amoureux, le valet rusé, le pédant, au point où le personnage principal de la première farce demeure anonyme, n’ayant que le nom de son rôle, le clown barbouillé.
Avons-nous vraiment l’impression, cependant, que Molière se contente d’écrire une satire ? Nous rions lorsque Magdelon explique à son père pourquoi un prétendant ne doit pas parler aussitôt de mariage : « si tout le monde vous ressemblait, un roman serait bientôt fini », ou qu’elle lui demande de la laisser, ainsi que Cathos , « faire à loisir le tissu de notre roman », mais ne voyons-nous pas qu’elles cherchent quelque chose qui n’est pas simplement risible ? Elles veulent des « aventures », des événements formant un ensemble bien ordonné, ou intervenant dans la trame de l’ordinaire pour révéler le merveilleux, comme celle qui annoncerait à Magdelon qu’elle n’est pas la fille du prosaïque Gorgibus, mais de « naissance plus illustre ».
Leçon inaugurale de Michael Edwards prononcée le 07 décembre 2000.
Michael Edwards est professeur invité sur la Chaire européenne (2000-2001).
Texte intégral de la leçon inaugurale :
https://www.college-de-france.fr/media/michael-edwards/UPL23687958405001965_UPL15821_LIEdwards_1.pdf
Retrouvez ses enseignements :
https://www.college-de-france.fr/site/michael-edwards
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