De Hans Magnus Enzensberger, je ne connaissais que son ouvrage remarquable sur l'Espagnol Buenaventura Durruti, le bref été de l'anarchie. Son Chicago-Ballade. Modèle d'une société terroriste, extrait du recueil Politique et crime (1964), s'intéresse à l'une des figures emblématiques du gangstérisme, Alfonso Caponi, alias al Capone, alias Scarface, natif de Castellamare, dauphin du parrain Johnny Torrio, qui lui fit don de ses lucratives « affaires » avant de rentrer à Naples pour une retraite bien méritée.
Figure emblématique du mafieux à jamais associée à celle de l'"incorruptible » Eliott Ness, personnage de nombreux films et romans, Capone régna sur Chicago alors deuxième plus grande ville des Etats-Unis. La métropole gangrénée par le racket, la corruption et les règlements de compte, entachée par le médiatique "massacre de la Saint-Valentin" (rappelez-vous, Tony Curtis et Jack Lemmon témoins involontaires contraints de se cacher dans un orchestre féminin), fut laminée par la Prohibition qui décupla la fortune de tous les trafiquants de l'état de l'Illinois. Même les teintureries affichaient sur leur devanture des panneaux stipulant qu' "Ici, on répare et stoppe les trous de balles dans les vêtements. Invisibilité garantie. »
Hans Magnus Enzensberger nous offre une analyse passionnante de cette industrie du crime, magnifiée par le cinéma, inscrite dans l'imaginaire collectif, gérée comme une holding, et tombée à cause de failles dans la fiscalité: "Il est facile de retirer à cette renommée son côté magique. La guerre des gangs de Chicago n'est pas autre chose que la continuation de l'affaire avec d'autres moyens. Elle n'a pas été motivée par le goût de la bravade; elle est une suite inévitable de la logique économique. le syndicat était contraint à l'expansion; ses concurrents se virent obligés de défendre leurs propres marchés de débouchés. L'histoire de la guerre des gangs est aussi pleine d'enseignements et aussi ennuyeuse que celle du secteur de l'alimentation dans n'importe quelle ville de province; c'est un thème pour dissertations d'économie politique. Ses personnages sont très moyens; le fait qu'ils aient eu recours à des mitrailleuses au lieu des traites ne les grandit pas. La lecture, la chronique de cette lutte est à la fois confuse et monotone, et ses massacres sensationnels sont éventés: ce sont des épisodes quelconques , aussi inintéressants que le rapport périmé d'un expert comptable ».
Quand Enzensberger désacralise al Capone et ses coreligionnaires, analysant la manière dont un criminel lambda est élevé au rang de figure mythologique, il démontre que la criminalité , répondant aux besoins d'une société avide d'alcool, de jeux, de femmes, s'organise, se calque sur l'Etat, le singe et le phagocyte, jusqu'à devenir une sorte de potentat.
Chicago-Ballade est une lecture passionnante, qui met à plat les relations entre la politique et le crime, un grand bol d'intelligence pour la modique somme de 3 euros, chez Allia.
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La seule chose qui, dans Capone et son univers, mérite quelque intérêt, c'est sa fonction mythologique. Le personnage historique est indifférent : c'est celui d'un homme extrêmement vulgaire, avide, habile et antipathique, dont l'histoire ne révèle aucun aspect tragique. Elle est complètement dépourvue de grandeur humaine ; elle est à la fois monstrueuse et banale ; n'importe quel journal du soir romain offre des drames plus poignants que les quatorze années de l'histoire du gangstérisme desquelles il va être question ici. En dépit de ses couleurs violentes, c'est, au fond, une histoire ennuyeuse.
Dans les salles de bains des immeubles d'habitation, l'eau-de-vie coule des alambics. Dans les salles de jeu, les premiers visiteurs se rassemblent autour des crachoirs dorés. La crème de la société danse le charleston et le shimmy dans les caboulots aux portes closes ornées de judas. Pendant que les trains de camions des gangs de la contrebande de l'alcool, escortés de motards vêtus de blanc immaculé, roulent avec un bruit de tonnerre sur les grandes routes, les véritables maîtres de la ville se montrent aux combats de boxe. Ils portent des chapeaux de paille et des guêtres blanches. Leurs ceintures sont ornées de diamants et le mouchoir qu'ils ont dans leur poche de poitrine, au-dessus de l'étui à révolver, est d'un blanc de neige. Les présenter serait une véritable offense […]
Le mythe du gangster est et demeure équivoque jusque dans ses plus petites raisons; il est abominable et inoffensif; c'est un sanglant tableau de genre tiré du passé occidental, embrumé comme une radiographie et menteur comme un vieux refrain.
Hammerstein ou l'intransigeance
Marque-page 26-02-2010