Tout commence par un vol de cadavre complètement burlesque dans un camion réfrigéré.
Louise Erdrich inaugure dans ce dernier roman un registre qui lui est peu familier, mais qui va lui permettre de nous présenter Tookie, sa narratrice hors-norme qui va naviguer entre les drames au cours d'une année traumatisante.
Jeune trentenaire plutôt marginale, Tookie accepte par amour de transporter le corps d'un homme mort et, sans le savoir, la drogue cachée sous ses aisselles d'un état à l'autre. Elle écope alors d'une absurde condamnation à soixante années de réclusion, sachant que " en prison, à l'heure actuelle, ce sont les Indiens qui purgent les peines les plus lourdes".
En prison, elle sera sauvée par les livres, ceux qu'elle a dans la tête et ceux qu'elle va découvrir.
Si l'on est tout proche du poncif sur le pouvoir rédempteur du livre,
Louise Erdrich s'en empare avec une sincérité et une passion que l'on ne peut que partager. Au point de se mettre furtivement en scène, à la
Hitchcock, comme propriétaire d'une librairie indépendante appelée Birchbark Books à Minneapolis, librairie qu'elle a effectivement créée.
Tookie, à sa sortie de prison, devient donc une employée convaincante dans cette librairie spécialisée dans les cultures amérindiennes et dans la littérature de qualité, dont elle distribue les références avec une grande générosité.
( ne manquez surtout pas en annexe la liste des livres préférés de Tookie.)
La librairie n'est pas ici un simple décor, comme dans certains romans récents. Si elle sert de cadre à l'une des intrigues principales du roman, celle du fantôme de la lectrice, elle reste toutefois la clef de voûte du roman dans les intrigues secondaires.
En entrant dans cette librairie, on va découvrir l'univers de ces libraires passionnés entre bons de commande, mise en place des nouveautés, conseils avisés et fantômes. Celle-ci, en effet, est hantée par une cliente décédée au cours du roman, alors qu'elle aurait dérobé un livre mystérieux et expiré son dernier souffle à la lecture d'une phrase, qui l'aurait happée et emportée dans l'au-delà. On connaissait les fantômes d'écrivains, voici maintenant le fantôme d'une lectrice dont Tookie sera la cible principale.
« L'expérience m'avait appris qu'en plus de hordes de lecteurs et de lectrices, la librairie pouvait parfois accueillir des désagréments. Mais rien de franchement mauvais, pour autant que je sache, n'avait jamais franchi la porte bleue. le fantôme de Flora avait beau être du genre fureteur, irritable et agité, le bleu de la porte aurait dû l'empêcher d'entrer. Peut-être était-il passé entre deux lattes du plancher. »
L'auteure va alors se livrer à un exercice extrêmement périlleux dont elle sortira victorieuse.
Comment trouver l'équilibre entre ce fantôme d'abord malicieux et les voix invisibles de ceux qui ont péri et que l'on a dépossédé ? Entre le comique et le tragique ? Comment gérer un fantôme alors que l'épidémie de la Covid commence à semer la panique et que le meurtre de George Floyd vient embraser l'Amérique?
Dans tous ses romans,
Louise Erdrich s'attache à décrire la culture amérindienne dans son actualité, mais aussi dans ses traditions. Elle sait décrire au plus juste l'attachement aux rites anciens, les superstitions liées aux esprits et aux rougaroux, les fumigations à la sauge et les danses rituelles. Pas question de folklore ici mais la perpétuation d'une culture pour les plus anciens comme son mari Pollux comme chez les jeunes libraires Pen et Asema qui ne s'étonnent ni d'un fantôme ni d'une caisse d'ossements subitement apparue.
"Le fait est que la plupart des Indiens doivent effectivement piocher ici et là pour débrouiller leur identité. Nous avons subi des siècles d'effacement. On nous a condamnés à vivre dans une culture de remplacement."
Quant à l'actualité de cette communauté, elle va se retrouver impactée par le confinement comme tous les habitants de la planète, mais aussi par les violences commises envers les afro-américains. Les amérindiens à Minneapolis ont clairement exprimé leur solidarité en manifestant contre le racisme dont ils sont régulièrement victimes.
“Comment se pouvait-il que les manifestations contre les violences policières fassent si clairement la démonstration du degré de violence de la police ?“
Tookie traverse alors une période difficile. En revivant ses propres expériences de violence en prison, elle se demande comment elle a pu épouser Pollux, l'ancien policier tribal qui l'avait arrêtée.
Pour jongler entre les fantômes de Tookie et ceux de l'Amérique, pour donner une cohérence à cet enchevêtrement de récits, il fallait un sens de la narration et une certaine forme d'auto-derision dont seuls les grands romanciers sont capables, ceux-la même qui ont leur place dans la liste de Tookie.