Citations sur Journal du dehors (75)
Quand je suis au dehors, ma personne est néantisée. Je n’existe pas. Je suis traversée par les gens et leur existence, j’ai vraiment cette impression d’être moi-même un lieu de passage. Et ce Journal est une tentative de dire l’extériorité pour exprimer l’intériorité. C’est un journal intime extérieur. Je crois très fortement que c’est dans les autres que l’on découvre des vérités sur soi.
"Journaux d'annonces gratuits chaque semaine dans la boîte aux lettres. "PROFESSEUR SOLO-DRAME. LE GRAND MARABOUT est enfin parmi nous. Il se propose de résoudre tous vos problèmes : amour, affection retrouvée, fidélité entre époux, désenvoûtement, concours, succès aux sports, retour immédiat au foyer de la personne que vous aimez. Si vous voulez être heureux passez sans tarder me consulter. Travail sérieux, efficace. Résultat garanti. 131ter, av. de Clichy. 2e étage porte droite." (Photo d'un bel Africain dans l'encadré.) En quelques lignes, un tableau des désirs de la société, une narration à la troisième personne, puis à la première, un personnage à l'identité ambiguë, savant ou magicien, au nom poétique et théâtral, deux registres d'écriture, le psychologique et le technico-commercial. Un échantillon de fiction."
"Je demande à la jeune coiffeuse qui s'occupe de moi : "Est-ce que vous aimez lire ?" Elle réponde : "Oh, ça ne me dérange pas de lire, mais je n'ai pas le temps." ("Ca ne me dérange pas", de faire la vaisselle, la cuisine, travailler debout, l'expression pour dire qu'on est capable de faire tranquillement des choses pénibles. Lire peut donc en faire partie.)"
"Respect inspiré par Godard et Duras. Est culturel ce qui provoque le respect. Aucun respect pour Bourvil, Fernandel autrefois pour Coluche naguère. La mort rend aussi culturel."
"Allez, rentre à la maison ! L'homme dit cela au chien, tête basse, rasant le sol, coupable. La phrase millénaire pour les enfants, les femmes et les chiens."
A partir de quand, lorsqu'on n'a plus de domicile ni de travail, le regard des autres ne nous empêche plus de faire des choses naturelles mais déplacées au-dehors dans notre culture. Par quoi commence l'indifférence à un "savoir-vivre" appris enfant à l'école, à la table familiale, quand l'avenir était un grand rêve le soir en s'endormant.
"Ce matin, en promenant ma chienne en chaleur, j'ai croisé la petite vieille qui tient en laisse un corniaud vif, aux aguets du plus loin qu'il vous renifle. Nous nous sommes saluées. Je commence à être à l'âge où l'on dit bonjour aux vieilles dames qu'on rencontre deux fois de suite, par préscience plus aiguë du temps où je serai l'une d'entre elles. A vingt ans, je ne les voyais pas, elles seraient mortes avant que j'aie des rides."
Le Président de la République a parlé à la télévision dimanche. Plusieurs fois il a dit "beaucoup de petites gens" (pensent ceci, souffrent de cela, etc), comme si ces gens qu'il qualifie ainsi ne l'écoutaient ni le regardaient, puisqu'il est inouï de laisser entendre à une catégorie de citoyens qu'ils sont des inférieurs, encore plus inouï qu'ils acceptent d'être traités ainsi. Cela signifiait aussi qu'il appartenait, lui, "aux grandes gens".
Allez, rentre à la maison ! L'homme dit cela au chien, tête basse, rasant le sol, coupable. La phrase millénaire pour les enfants, les femmes et les chiens.
"L'homme interroge la jeune femme dans le train vers Paris, "vous travaillez combien d'heures par semaine ?", "vous commencez à quelle heure ?", "vous pouvez prendre vos vacances quand vous voulez ?". Nécessité d'évaluer les avantages et les contraintes d'une profession, la matérialité de le vie. Non par curiosité inutile, conversation insipide, mais simplement savoir comment les autres vivent pour savoir comment, soi, on vit ou l'on aurait pu vivre."