Curieux d'un nouveau Nobel français que je n'avais pas vu venir, j'ai pris conseil et commencé par «
Les années ». La presse annonce une nouvelle forme d'autobiographie dans une époque qui en est prolixe. « Toutes les images disparaîtront », commence le livre, avant une dizaine de pages de souvenirs disparates, les uns publics à la manière du « Je me souviens » de Perec, les autres réfléchis, ou de nature intime. Puis
les années progressent, les étapes de la vie personnelle sont annoncées par des photographies : enfance présentée comme pauvre dans la France pauvre de l'immédiat après-guerre, découverte à l'adolescence du « corps poisseux » et de la sexualité avant la pilule, succès aux bacs, études supérieures, mariage, naissances, divorce (« prêtes à tout pour retrouver le désir d'un avenir »), amants. L'histoire d'
une femme libre à l'époque où la liberté coûtait cher aux femmes. Ces années personnelles sont traitées avec froideur et distance : parents, enfants, mari, amants restent dans le flou et la neutralité émotive.
Parallèlement à l'autobiographie, l'histoire d'un demi-siècle consumériste et politique permet au récit de tenir la longueur. La précision dans la reprise des jingles de la consommation — réclame, télé, besoins induits — rafraichit les souvenirs des contemporains de l'auteure. Toujours le « Je me souviens ». le rappel des évènements est beaucoup plus flou : échos lointains des guerres du Vietnam, d'Algérie, du Golfe et d'Afghanistan, assassinat de Kennedy, attentats 11 septembre, quelques mots du SIDA, etc. Que peuvent penser les millénaristes de cette préhistoire ?
Les émotions se réduisent à la colère. Colère vis-à-vis de la province, vécue comme une injustice, et surtout de la condition des femmes : les acquis du vote féminin, de la contraception et de l'avortement s'effacent derrière les injustices antérieures, avant
De Gaulle, avant Neuwirth, avant Veil. Colère surtout vis-à-vis des politiques : «
De Gaulle, ses joues pendantes et ses sourcils broussailleux de notaire engraissé » ; « Pompidou qu'on ne croyait atteint que d'hémorroïdes » ; « Giscard qui lâche un “je salue mon compétiteur” comme une série de prouts avec sa bouche en cul de poule », et plus loin le rengorgé Balladur, le rechigné Jospin, l'excité loufoque Chirac,
Sarkozy le traître chafouin, etc. Seul Mitterrand bénéficie d'un peu plus qu'une image vengeresse, avec un brin de programme et un soupçon de bilan.
La matière est faible, mais la forme est brillante. Un écrivain doit savoir écrire et Ernaux y excelle. Elle maitrise les formes brèves, la précision des formules, la capture des émotions du siècle. Elle accumule les images révélatrices et les idées qui font mouche, celles de la misère contemporaine : « On attendait de nous l'acceptation naturelle de la transmission ». « Monter en ville, rêver, se faire jouir et attendre, résumé possible d'une adolescence en province ». « Les gens ne s'ennuyaient pas ils voulaient profiter ». « À la fierté de ce que l'on fait se substituait celle de ce que l'on est, femme, gay, provincial, juif, arabe, etc. ». « L'impassibilité augmentait ».
Alors le prix Nobel ? Il récompense un écrivain « qui a fait la preuve d'un puissant idéal », en l'occurrence, dixit l'Académie suédoise de Madame Ernaux, « pour le courage et l'acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». le courage ? Voilà qui donne à réfléchir.