J'ai trop de souvenir. Toute ma vie, j'ai eu trop d'occasions de regarder, d'écouter, de voir, d'entendre et de me souvenir. Je n'ai pas fait exprès d'emmagasiner toutes ces connaissance et je n'ai pas demandé à les retenir mais aujourd'hui que me voici arrivée au soir de ma vie, je considère toute cette sagesse et je me rends soudain compte qu'elle est loin d'être vaine.
Nous sommes tous en train de mourir, si vous y réfléchissez bien, monsieur Versluis ; mais il y a différentes cadences, vous avez sans doute assez vécu et connaissez sans doute la réalité du monde pour le savoir.
Quel genre de pays à demi civilisé était-ce, se demanda-t-il indigné, où il y avait des chiens crevés au coin des rues et où un homme pouvait en agresser un autre devant des passants qui riaient ?
Non, ça ne fait rien, méprise-nous tant que tu veux. Mais tu sais, quand on arrête de considérer quelqu'un comme un être humain, quand on ne le traite plus comme tel, il oublie peu à peu qu'il en est un. Il perd sa fierté, sa dignité; alors la seule chose qui compte est de rester en vie, on rampe, on se tortille, on s'humilie sur commande, j'ai vu cela chez mes propres parents, et j'ai peur, j'ai peur de cette déchéance, beaucoup plus que de la vieillesse, de la maladie ou de la pauvreté. C'est ce qu'ils pouvaient nous faire de pire. Passe encore qu'ils nous aient chassés, cela n'a plus d'importance; ce qui me fait vraiment peur, c'est l'idée de ne plus être un être humain, de ne plus rien pouvoir faire, de ne plus rien signifier.
Pays pauvre, pays rude, pays chéri. Comment ai-je pu vivre ici toute ma vie sans jamais te regarder, ou si peu, me contentant de temps à autre de coups d'oeil furtifs qui m'ont laissée inassouvie, brûlant toujours du désir de te revoir ?
"Etait-ce vraiment un choix - ai-je jamais eu le choix? A examiner ma vie de près, on pourrait en douter ; pourtant, bien que je ne puisse pas expliquer le fond de ma pensée, je voudrais dire que si j'ai jamais eu un jour le privilège de pouvoir choisir, c'est sans doute lorsque j'étais assise toute seule, dans un coin de cette cuisine sombre, et où j'ai décidé, à l'aveuglette et sans le savoir, de mon avenir."
"Qu'il était riche, notre Roggeveld, pendant les quelques semaines qui suivaient la fin de l'hiver, lorsque les fleurs sauvages, seul luxe qu'ait jamais connu ce pays de misère, surgissaient soudain dans la lumière crue et le vent froid du printemps encore hésitant !"
Nous n'avons pas encore décidé ce que nous voulons être, où nous voulons aller. Nous nous accrochons encore à ce que nous avons et nous avons encore trop peur de l'abandonner, même si cela est superflu depuis une éternité.
Seule dans l'obscurité de sa chambre, une vieille femme se meurt et resonge à sa vie discrète, passée à écouter et à observer les autres. Au crépuscule de son existence, elle lève enfin le voile sur les secrets inavoués de son clan et recompose un puzzle intime, pétri de rancoeurs et de douleurs. Sur fond de paysage tissé par le vent, la poussière et le silence, c'est un monde fantôme qui se déploie sous ses yeux, celui des Afrikaners, austères et secrètement ardents, débarqués au début du XIXe siècle, sur les terres arides d'Afrique du Sud. Là " où le pardon n'existe pas ".
Parfois on a conscience que de ce que l'on perd, de la vie qui s'écoule comme le sable dans un sablier.