Iran, 1950,
Forough Farrokhzad a 16 ans. C'est une jeune fille de bonne famille dont le destin semble tout tracé. Elle se mariera avec un bon parti, fera des enfants et tiendra bien sa maison. Mais cette vie confortable et sans éclat, la jeune Forough n'en veut pas. Adolescente ombrageuse au fort caractère, elle se refuse à un mariage de raison et obtient d'épouser son cousin dont elle est amoureuse, un poète de 12 ans son aîné, sans fortune. de cet amour naîtra un garçon. Mais très vite Forough, qui a commencé à écrire et à publier ses poèmes se sent à l'étroit dans son couple. Quatre ans après son mariage, les deux époux divorcent donc et Forough obtient enfin cette liberté à laquelle elle a toujours aspiré.
Mais la liberté acquise a toujours un prix, surtout pour une femme. Pour Forough, qui devra abandonner son fils, le prix sera exorbitant et lui laissera une blessure vive, une douleur jamais apaisée. Forough se jette alors à corps perdu dans la vie, les rencontres et l'écriture. Avait-elle le pressentiment d'une mort précoce? Entre 20 et 30 ans, Forough écrit beaucoup et sa poésie s'accorde à sa vie. Au cours de ces années, elle voyage, elle aime, elle expérimente les métiers d'actrice et de réalisatrice. Elle a soif de voir et de connaître le monde. Elle fuit également le pays qui lui vola son fils. Elle réclame l'oubli. "Je m'en vais pour me perdre comme une larme chaude dans les plis de la jupe noire de la vie", écrit-elle. La jeune fille devient femme et s'épanouit tandis que ses poèmes quittent la tradition de la poésie persane très codifiée pour acquérir une liberté de forme et de fond. Sensuelle, rebelle, la poésie de Forough affirme alors le droit à la liberté et le rejet de la société patriarcale. Mais tout s'arrête brutalement le 13 février 1967. Forough meurt dans un accident de voiture. Elle n'avait que 33 ans.
"
Saison Froide" regroupe ses derniers poèmes. Ce sont pour moi les plus graves, les plus émouvants et peut-être aussi les plus sincères. La poétesse s'y livre dans une forme libre qui ne s'encombre plus du souci de plaire. Elle creuse sa douleur, celle de l'absence du fils qu'elle n'a plus revu depuis son divorce, celle aussi d'un certain exil volontaire, loin de ses racines et de sa famille.
"C'est une promenade mélancolique
Dans le jardins des souvenirs" qu'elle partage avec son lecteur.
Ces poèmes sont d'une grande sensibilité, presque à fleur de peau et parfois au bord des larmes. Forough souffre depuis toute jeune de troubles bipolaires qui lui font traverser des déserts d'ombre et de glace. Cette souffrance, cette vie qui parfois se met à distance sont la matière de ces poèmes de la
saison froide.
"Je parle du fond de la nuit
Je parle du fond de I obscurité
Et je parle du fond de la nuit
Si tu viens chez moi, mon amour,
Apporte-moi la lumière et une lucarne
Pour que je regarde
La foule de la
ruelle heureuse" (Poème "Cadeau")
A cela s'ajoute une colère, celle d'une femme qui n'accepte plus de faire semblant.
"On peut être comme des poupées mécaniques,
Regarder son monde avec deux yeux de verre.
On peut dormir des années dans une boîte de feutre
Avec un corps plein de pailles
Parmi paillettes et voiles.
Et par la pression de n'importe quelle main dévergondée
crier sans raison et dire
Ah que je suis heureuse" (Extrait du poème "Poupée mécanique")
Ces poèmes de la maturité nous laissent imaginer la richesse de ce que Forough aurait encore pu nous offrir. Fauchée en plein élan, sa poésie subversive a fait d'elle, à jamais, une icone féministe. Pourtant, celle qui me touche, ce n'est pas tant la rebelle que cette femme à la fois forte et fragile, cette femme blessée douée d'un incroyable pouvoir de résilience. Avec ses grands yeux couleur de nuit, Forough incarne tout à la fois la liberté des femmes, l'envie d'aimer et le courage d'être soi. Pour de nombreuses femmes, cette liberté est encore un combat à mener tandis que pour d'autres, qui la croyaient acquise, elle se fissure dangereusement. Alors pour toutes, qu'elles soient d'Afghanistan, du Texas ou de la rue d'à côté, la poésie de
Forough Farrokhzad libère une formidable énergie, celle de la résistance.
Enfin je tiens à rendre hommage aux traducteurs, Valérie et Kéramat Movallali. Traduire n'est jamais chose aisée, particulièrement lorsqu'il s'agit de poésie et leur approche sensible a, me semble-t-il, su rendre à la poésie de
Forough Farrokhzad toute sa fluidité et sa musicalité.