L'aventure de la mémoire
à Édouard Besson
Je n'ai jamais voulu te rechercher ailleurs
Qu'aux créneaux de la nuit, Angoisse, ô ma mémoire
Je vivais avec toi l'enfance des fontaines
Pour toi j'ai dénoué l'aube du premier jour
J'ai caressé la terre avec des mains de cendre
Quand l'âme des forêts n'était pas encore née
J'ai vécu le destin exaltant de la pierre
Et cerné d'un regard le printemps des fossiles
Ainsi j'invente enfin cette Femme ancestrale
Qui palpite innombrable au coeur des millénaires
Puisque j'ai retrouvé l'espoir des résurgences
En des siècles portant la raison d'un seul jour
Pour peu que quelque saule
Allume ma mémoire
Mes pas iront d'eux-mêmes
Combattre les hasards
Et je dirai alors
À la nuit des faubourgs
Ce qui reste de jour
Dans les mains de l'enfance
Ce qui reste d'étoiles
Au matin exilées
La neige immémoriale
Qui tremble au coeur du monde...
Les enfants de la nuit meurent dans ma mémoire
L'âme des soleils noirs redevient impalpable.
Quel lasso de lumière a cerné l'implacable
Les cathédrales vertes dans la chevelure du vent
Les vagues vagabondes à la crinière cendreuse –
La forêt des oiseaux a fleuri dénouée
Sur le sang des minuits à l'horizon du jour.
Recueil : Les midis du sang, 1955.
pp. 45-6
Il s’allonge sur la terre noire
Il s’allonge sur la terre noire
Et ce n’est pas mourir
Il reprend le dialogue avec la terre noire
Et la nuit des racines habituelles
Voici que des fleuves débouchent dans son sang
L’estuaire de nouveau promis.
Je rêve de déserts
Je rêve de déserts lourds de bruissements d’ailes
Où la sève engourdie figée en son mystère
Se souvient encore des saisons d’autrefois
Des symphonies de joie dans l’air éparpillé
De miracles anciens que la pierre éternise
Et je vois dans mon ciel le vert étonnement
De la première aurore du monde
Jaillie au-delà des collines bleues du temps
Comme une fulgurante gerbe de lumière.
Cycles après cycles Vie et Mort de toujours
Je vous revois ce soir les yeux écartelés
Entre Hier et Demain trajectoires sans fin
Et je brasse moi ce témoin sans âge
De ma lucidité le mystère de vivre
Et je cerne en tremblant des printemps millénaires
Épars dans le silence où revient toute chose.
Paroles pour demain
à Vincent Monteiro
J’ai parlé à la pierre
lovée en sa nuit millénaire
le langage de la lumière
J’ai parlé aux oiseaux
le langage mouvant des eaux
J’ai dit aux grands arbres figés
la lente aventure des nuages légers
et la fuite éperdue des ramiers
J’ai raconté aux coquillages
des histoires de naufrages
la nostalgie sans âge de la mer
J’ai chanté pour une fille étrange
la trouble poésie des corps
l’éternel retour des temps morts
J’ai dit à un enfant les légendes de la nuit
et j’aurais voulu croire comme lui
que l’aube toujours recommence…
et voici que la première étoile
n’est plus que le dernier lampadaire.
Presto vivace
à Raymond Lafaye
Je cours depuis toujours sans jamais m’arrêter
Tout se fait en courant aimer naître et mourir
Je poursuis des soleils que je n’ai jamais vus
Je cours après des rêves que je ne ferai plus
Je cerne les saisons dans leur cycle sans fin
d’éblouissements verts et de métamorphoses
Le temps n’est pas pour moi Je guette les nuages
En flottant derrière eux vers des silences vagues
Météore sans nom dans le ciel des âges
Je ne sais même plus d’où je me suis enfui
et conduis dans l’espace une ronde infernale
De fantômes moqueurs qui ne sont jamais morts.
Lecture par Anna d'Annunzio
Entretien avec Philippe Rey & J.M.G. le Clézio (en duplex des Etats-Unis)
Entretien animé par Julien Viteau
« La poésie de Jean Fanchette est exigeante, elle est authentique dans chacune de ses paroles, dans la richesse de son rythme, la valeur de ses mots. Il n'est pas indifférent que dans le monde moderne, imbu de théorie et assourdi de certitudes, ce soit cette voix très ancienne, qui charrie toute la complexité et l'originalité de la culture mauricienne, il n'est pas indifférent que ce soit cette voix-là qui nous donne foi dans la poésie. »
J. M. G. Le Clézio
L'Île Équinoxe, anthologie poétique de Jean Fanchette, (Île Maurice 1932 – Paris 1992) poète, éditeur et neuro-psychanalyste rassemble, selon le plan laissé par avant sa mort, les différents recueils composant son oeuvre poétique. Empreints de rigueur formelle, ces écrits disent la nostalgie de l'île d'origine, abandonnée très tôt pour la patrie d'exil : « Je ne suis pas d'ici. Je ne suis plus d'ailleurs. » Cet arrachement ne laisse plus au poète qu'une « identité provisoire ». L'Île Équinoxe est traversée par la voix vibrante d'un homme qui, grâce à l'aventure du poème, peut se réapproprier un monde perdu.
« Je suis debout dans la trouble lumière
Arrimé à de petites choses, une odeur, une couleur
L'odeur du vent traverse l'espace salé de la lagune qui habite en moi,
Qui bat dans mon sang vagabond d'hémisphères »
L'Ile Equinoxe : Poèmes 1954-1991, Jean Fanchette
À lire – Jean Fanchette, L'Île Equinoxe, (préface de J.M.G. le Clézio, postface de Michel Deguy), réédition chez Philippe Rey, 2023.
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