AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Creisifiction


Avec la publication en très peu de temps, entre 1929 et 1936, de cinq romans qui resteront parmi les plus marquants de la littérature américaine du XXème siècle (Le Bruit et la Fureur, Sanctuaire, Tandis que j'agonise, Absalon ! Absalon !, et Lumière d'Août), William Faulkner provoquera une onde de choc dans les milieux littéraires de son pays, transformant le génial écrivain sudiste en véritable icône, à l'aune duquel tout auteur ayant l'ambition de faire de la grande littérature ne pourrait désormais éviter de se mesurer, «ombre gigantesque » (selon l'expression de l'écrivain William Styron, dans une interview accordé au Monde en 1994) à laquelle à un moment ou un autre, il faudrait pouvoir se soustraire pour «tenter de s'accomplir soi-même».
LUMIERE D'AOUT est souvent considéré comme l'une de ses fictions les plus abouties. Un récit s'inscrivant dans la tradition du roman noir américain et qui, adoptant au démarrage un point de vue omniscient assez classique (en apparence seulement, le lecteur s'en rendra rapidement compte !), cherchera à retracer le parcours erratique de Joe Christmas, métis au sang noir et cependant blanc de peau, et auteur de l'homicide volontaire d'une femme blanche. Crime d'autant plus odieux et inexpliqué que cette dernière, Joanna Burden, en digne descendante d'une lignée d'Yankees égarés dans le deep south, fervents défenseurs des droits civiques des noirs affranchis et victimes à leur tour de l'hostilité de la communauté de Jefferson (ville fictive créée et située par Faulkner à proximité de Memphis), aura dédié l'essentiel de sa vie à elle à soutenir l'émancipation de la communauté afro-américaine abandonnée à son sort depuis la défaite sudiste de 1865. Meurtre sans aucun autre mobile possible que l'histoire elle-même, la psychologie, les traumatismes et humiliations subis par Joseph Christmas dans le contexte d'extrême violence raciale en vigueur dans les Etats du sud, ici le Mississipi natal de l'écrivain, où son personnage avait vu le jour, avant d'être rejeté et abandonné par la famille blanche de sa mère. Climat de violence encouragé enfin par la vague de puritanisme qui avait déferlé dans tout le pays, ayant abouti entre autres, durant les années 1920, à la Prohibition, à l'âge d'or des bootleggers, du crime organisé et du Ku Klux Klan.
On pourrait donc s'imaginer d'emblée que LUMIERE D'AOUT serait supporté par une intrigue somme toute relativement simple, ou en tout cas facilement repérable par le lecteur. Ce serait alors sans compter sur le talent et le style incomparables de l'auteur qui, selon la formule consacrée d'André Malraux, avait réussi à «introduire la tragédie grecque dans le roman policier». Faulkner, en effet, réussit somptueusement à transformer un propos ancré dans un territoire délimité, dans une contexte historique et socio-culturel particuliers, en quelque sorte régional, pourrait-on dire, en un récit grandiose, universel, exalté et indéniablement biblique. Il l'érige en tragédie aux accents antiques où le dénouement fatidique est déjà écrit, d'entrée de jeu et contre toute logique purement humaine, nourri par une autre, aux dimensions transcendantales et implacables, tissée sur ce même métier du fatum dont se servaient les antiques Parques. Où une galerie de personnages remarquablement dessinés (le révérend Hightower, Byron Bunch, le père McEachern, Doc Hines, Lena Grove..) par l'évocation de leurs trajectoires parallèles, croisées dans un désordre savamment orchestré par l'auteur, représenteraient également une sorte de choeur antique, chargé d'illustrer et de répercuter la descente aux enfers de l'héros tragique. Ou encore, si l'on veut bien, de la via crucis de Joe Christmas, personnage au patronyme ô combien symbolique et prémonitoire, monstre désigné (ce mot qu'il faut également entendre ici dans son sens étymologique premier : celui qui montre, révèle quelque chose au grand jour) dépassé par sa destinée, privé de tout libre-arbitre, et en même temps martyre sacrificiel, expiatoire, voué à la damnation par cette même communauté humaine qui l'avait engendré et exclu.
Summum absolu de la noirceur, rarement approché dans la littérature moderne, la lecture d'un roman comme LUMIERE D'AOUT est une expérience unique et éprouvante. A l'instar de ces rêves où l'on n'avance pas, ou alors péniblement, au ralenti, dans une quête effrénée d'abri contre une menace terrifiante et imminente, enfermés dans une atmosphère dense, hors temps, sentant le souffle ardent de notre perdition annoncée se rapprocher dangereusement derrière nous, nous espérons en vain la grâce d'une rédemption qui n'arrivera pas. Chez Faulkner aussi, le temps semble s'être figé en un seul bloc ; passé, présent et futur s'entrelacent, indissociables, se fondent, se confondent, à coup d'analepses récurrentes et tortueuses qui constitueront l'essentiel de la narration. de même pour le cheminement subjectif et la temporalité psychologique des personnages, systématiquement distordus, superposés, obturés ou, dans le meilleur des cas pour eux, carrément abolis.
«Rien n'advient -disait Sartre-, l'histoire ne se déroule pas chez Faulkner : on la découvre sous chaque mot, comme une présence encombrante et obscène, plus ou moins condensée selon les cas.» Ainsi, Christmas, quinze ans après avoir réussi à rompre avec les liens empreints de violence de son passé, avec ses parents adoptifs et son premier et malheureux amour de jeunesse, gardera-t-il le sentiment d'emprunter toujours la même rue où il s'était engagé après avoir passé définitivement la porte et avoir un instant espéré pouvoir changer sa vie. «La rue passa à travers les Etats d'Oklahoma et du Missouri, descendit au sud, jusqu'à Mexico, puis remonta au nord, à Chicago et à Détroit avant de redescendre encore pour s'arrêter enfin dans l'Etat de Mississipi».
Comment décrire l'envoutement trouble provoqué par ce récit crépusculaire, déroutant sans cesse le lecteur, tant par ses constructions de phrases vertigineuses, tournoyantes, que par ses formules lapidaires en suspension, par ses sous-entendus elliptiques, par se points de fuite multiples, la troisième personne de narration glissant à tout moment imperceptiblement pour s'enchevêtrer au flux de conscience des personnages, par les mises à distance récurrentes et en trompe l'oeil du narrateur, quand celui-ci, par exemple, se déchargeant de toute omniscience, finit par douter lui-même des raisons ou motivations qu'il leur attribuait, les abandonnant à leur propre mystère.
Si la négativité semble s'imposer comme un principe général chez Faulkner, si dans sa vision du monde aucun mouvement ne paraît susceptible de conduire à une transformation radicale des rôles qui nous ont été préalablement assignés sur l'échiquier visible du réel, c'est en même temps par ce même principe de négation, à condition que nous puissions réaliser et accepter qu'il est totalement vain de se battre contre ce qui aura toujours été là, que nous pourrions trouver une possibilité de rédemption à notre portée, ou tout au moins d'apaisement face au « bruit et à la fureur » shakespearien intrinsèques à la construction humaine -«Life is a tale, told by un idiot, full of sound and fury signifying nothing»-, ritournelle obsédante chez Faulkner ayant donné le titre et servi d'exergue à un de ses romans les plus célèbres.
C'est en fuyant à travers champs la traque implacable lancée contre lui après le meurtre qu'il a commis, que Joe Christmas, « courant sans but », se sentira pour la première fois de son existence « léger, impondérable» : «il ne pouvait jamais savoir quand il passerait de la nuit au jour, quand il s'apercevrait avoir dormi sans se rappeler s'être couché, ou quand il se trouverait en marche sans se rappeler qu'il avait cessé de dormir». Progresser enfin en toute légèreté, «au hasard, exprès, sur une terre sans consistance». Ici et maintenant : plus de mémoire, plus de conscience, plus de temps. Lumière d'août éclairant les ténèbres, permettant enfin de triompher sur sa destinée tragique avant le baisser de rideau. The rest is silence.
Commenter  J’apprécie          5318



Ont apprécié cette critique (49)voir plus




{* *}