Vous le savez bien, ni votre épouse, ni le garçon que vous avez élevé, ni la fille que vous avez si inconsidérément engendrée ne vous connaissent et je suis sûr que vous vous êtes souvent demandé ce qu'il resterait de leur amour s'ils pouvaient entrevoir, ne serait-ce qu'une seconde, l'homme que vous êtes réellement et que vous vous êtes ingénié à leur dissimuler pendant toutes ces années en ayant constamment peur qu'ils ne finissent quand même par le découvrir et je jurerais, mon capitaine, que vous avez préféré vivre dans la peur et le silence plutôt que de vous risquer à affronter la fragilité de leur amour.
Vous vous demandez encore comment il est possible que vous soyez devenu un bourreau, un assassin. Oh, mon capitaine, c'est pourtant la vérité, il n'y a rien d'impossible : vous êtes un bourreau et un assassin. Vous n'y pouvez plus rien, même si vous êtes encore incapable de l'accepter. Le passé disparaît dans l'oubli, mon capitaine, mais rien ne peut le racheter.
Messieurs, dit-il, la souffrance et la peur ne sont pas les seules clés pour ouvrir l'âme humaine. Elles sont parfois inefficaces. N'oubliez pas qu'il en existe d'autres. La nostalgie. L'orgueil. La tristesse. La honte. L'amour. Soyez attentifs à celui qui est en face de vous. Ne vous obstinez pas inutilement. Trouvez la clé. Il y a toujours une clé.
Aucune victime n'a jamais eu le moindre mal à se transformer en bourreau, au plus petit changement de circonstances
Le sang des nôtres et le sang que nous avons répandu ont été depuis longtemps effacés par un sang nouveau qui sera bientôt effacé à son tour...
La possibilité de la beauté devait être préservée, c'est tout ce qui importait, dût-il s'en détourner et renoncer à en jouir lui-même. (Et voilà ce que j'ai fait de ma vie.)
Il a le pouvoir (…) de décider qui doit rester nu et combien de temps, il peut ordonner que le jour et la nuit ne franchissent pas les portes des cellules, il est le maître de l’eau et du feu, le maître des supplices, il dirige une machine, énorme et compliquée, pleine de tuyaux, de fils électriques, de bourdonnements et de chair, presque vivante, il lui fournit inlassablement le carburant organique que réclame son insatiable voracité, il la fait fonctionner mais c’est elle qui régit son existence et, contre elle, il ne peut rien. Il a toujours méprisé le pouvoir, l’incommensurable impuissance que son exercice dissimule, et jamais il ne s’est senti aussi impuissant. (Partie II, “28 mars 1957 : deuxième jour”, p. 93-94).
Et c'est l'heure où je me penche doucement vers vous pour murmurer à votre oreille que nous sommes arrivés en enfer, mon capitaine-et que vous êtes exaucé.
Il a fait entrer dans le monde tout ce qu'il voulait en chasser. Aucun des buts qu'il a un jour poursuivis ne pourra l'en absoudre. Il est impossible de comprendre ce qu'il s'est passé. Il a tout perdu. Il a gâché tout ce qui lui a été offert, lassé la miséricorde de Dieu et son âme gît quelque part, très loin derrière lui.
Il disait que vous ne mourriez pas à Diên Biên Phu, car vous étiez de ceux qui survivent aux pires apocalypses, et il lui aurait sans doute suffi de boire un verre de plus pour finir par prophétiser que vous ne mourriez jamais (pages 52-53).