Nous sommes en 1957, à Alger, en compagnie du capitaine André Degorce, chargé de « recueillir des renseignements » ; on l'aura compris, il fait pratiquer la torture, de la manière la mieux adaptée à chacun(e) de ses prisonniers. Quand il en a terminé, les victimes sont remises aux mains du lieutenant Horace
Andreani, qui, on le devine, les fait le plus souvent « disparaître ». Il faut dire que Degorce a une grande expérience de la guerre et de la détention : jeune résistant, il a été envoyé à Büchenwald, il s'est marié avec la veuve d'un ancien déporté, et il a ensuite choisi la carrière militaire, pour affronter l'horreur des combats puis de la détention en Indochine. C'est là qu'il a connu
Andreani, qui l'a éperdument admiré et aimé pour sa grandeur d'âme.
Et pourtant… Degorce « a laissé son âme en chemin, quelque part derrière lui, et il ne sait pas où » : il est devenu bourreau. Alors qu'
Andreani s'accommode sans problème de la situation, Degorce a des scrupules, il joue le jeu de la hiérarchie mais ne se retrouve plus lui-même. Alors qu'il vient de faire arrêter Tahar, le commandant de l'Armée de libération nationale (arrestation dont il croit naïvement qu'elle mettra bientôt fin à la guerre), il cherche à apaiser son malaise en venant se confesser à Tahar, « le pur », en lui manifestant les égards dus à son rang. Mais il devra finalement livrer le prisonnier à
Andreani…
Encore une fois d'étonnantes correspondances avec mes lectures précédentes, L'insomnie des étoiles (dont le héros, lui aussi capitaine, dans une autre guerre, doit affronter un crime contre l'humanité), Pitié pour le mal (qui pose la question du bien et du mal, de la pitié ou du pardon) et Passé sous silence. Autant ce dernier pouvait être grandiloquent dans son évocation de la guerre d'Algérie, autant ce roman court mais puissant nous plonge dans la sordide réalité de la torture, en nous mettant presque les mains dans le cambouis !
Deux voix parcourent le livre, dont l'action est resserrée sur trois jours de mars 1957 : celle d'
Andreani, qui s'adresse directement à Degorce, pour exprimer son admiration ancienne, puis ses ressentiments, son dégoût sur la manière dont le capitaine s'est « débrouillé » avec ses scrupules ; une voix extérieure qui suit Degorce dans ses labyrinthes intérieurs et ses sales missions. C'est un des points forts du livre que cette double narration, qui permet au lecteur de s'interroger et de se sentir terriblement impliqué à la fois.
Des échos effroyables dans la propre histoire de Degorce et aux limites de ces trois jours, comme la double scène de torture d'une femme et d'un homme, sont écrits d'une plume brûlante, débordante, qui sait se faire haletante ou impitoyable.
Un livre que j'ai trouvé peu banal, audacieux, dérangeant, et par ailleurs doté d'une belle couverture, comme souvent chez
Actes Sud. Un livre pioché en bibliothèque, le 9e dans le challenge Rentrée littéraire 2010.
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