Ceux qui refusent de voir la construction européenne comme la création d'une union cosmopolitique ont tendance soit à refuser la poursuite de l'intégration européenne, perçue comme destructrice de l'identité et de la souveraineté nationale, soit à préconiser l'inscription dans les traités communautaires des valeurs factuelles des Etats membres, à commencer par la foi religieuse. Jean-Marc Ferry note que ces deux options dénient au projet européen sa visée post-étatique, c'est-à-dire ayant comme but tout à la fois de consolider les souverainetés nationales et les droits fondamentaux des individus. Dans cette perspective, l'absence de références culturelles factuelles dans les traités est souhaitable, afin d'ouvrir l'Union à d'autres Etats qui à la fois renforceront la souveraineté de l'Union et contribueront à la garantie de la défense des identités particulières (étant donné que la recherche de la sauvegarde de multiples identités oblige à l'établissement d'un modèle universel). On perçoit la réalité de cette Union cosmopolitique en comparant la politique extérieure de l'Ue et des Etats-Unis. Les deux ensembles favorisent une diffusion de la démocratie dans le monde, mais, tandis que les seconds optent pour une diffusion messianique et l'emploi de la force, à la manière des Etats-nations, l'Union préconise la négociation et le dialogue, caractéristiques d'une approche fédérative plus que conflictuelle. Enfin, Jean-Marc Ferry revient sur l'évolution du concept de souveraineté. D'abord théorisée par Jean Bodin comme l'essence même de l'Etat monarchique absolu justifiant l'emploi de la force à l'encontre de ses sujets sur un modèle inspiré de la pensée chrétienne médiévale, puis centre de la concentration de la délégation de pouvoir de ses sujets chez Hobbes dans une représentation impressionnante et grandiose, elle s'incarne avec un absolutisme équivalent dans le peuple chez Rousseau qui prône la démocratie directe. Ce n'est qu'avec Benjamin Constant que la souveraineté est limitée aux pouvoirs représentatifs et que Tocqueville la divise dans la démocratie participative. L'exemple des Etats-Unis où la question de la souveraineté des Etats avant l'instauration de la fédération avait suscitée de vifs débats, n'a malheureusement pas été résolue, la cour suprême édictant brutalement à l'issue de la guerre de Sécession que la souveraineté se trouvait dans la fédération et non dans les Etats, ce qui invalide encore la possibilité pour la construction cosmopolitique européenne de se conformer au modèle américain. Aujourd'hui, l'Union cosmopolitique se conçoit donc comme un agglomérat des souverainetés nationales, tout à la fois partagées et consolidées à l'échelle de l'Union. L'idée de la séparation de la souveraineté en Autorité (l'Union au travers du Parlement, de la Cour de Justice notamment) et de l'Autonomie (qui reste celle des Etats, à la fois dans leur prises de décision, les concertations qu'ils mènent avec les autres Etats, mais aussi le droit qui leur est conservé de sortir de l'Union) semble se mettre en place. Quoi qu'il en soit, c'est en tant que principe de sauvegarde des droits fondamentaux des citoyens et de renforcement des souverainetés nationales qu'il faut concevoir la construction européenne comme une Union cosmopolitique.
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Classiquement, dans le dispositif libéral, la jonction des convictions doit pouvoir s'effectuer au niveau de principes publics auxquels les membres d'une société ou leurs représentants ont pu s'accorder pour des raisons tenant à ces mêmes convictions privées mais sans qu'il y ait lieu de confronter ces dernières entre elles ; partant, sans que les sociétaires aient à s'accorder entre eux sur les éléments auxquels ils s'accordent. C'est ce que John Rawls a pu présenter comme un consensus par recoupement. A ce modèle, on oppose à présent celui d'un consensus par confrontation.
Au principe des sociétés, les libéraux peuvent sans doute admettre qu'il existe quelque chose comme un désir de coopération, assorti de sentiments positifs tels que la sympathie, l'empathie, la propension fondamentale à se communiquer mutuellement ses pensées. Mais il n'existe pas à proprement parler de communauté au principe de la société libérale, qu'il s'agisse d'une communauté d'obligations (Bodin), d'intérêts (Hobbes) ou de volontés (Rousseau).
L'État hégélien - c'est-à-dire : l'État moderne selon son concept normatif - réalise dans sa constitution matérielle l'accord des normes communes et des valeurs partagées au sein d'une communauté politique, soit, la congruence de la communauté légale et de la communauté morale.
Il faut dire qu'à cet égard notre culture politique se trouve quelque peu démunie, non parce qu'elle n'aurait aucun modèle d'espace public à offrir, mis parce que aucun ne saurait convenir à la situation présent. Ni l'agora grecque, la place publique où les citoyens se rassemblaient pour délibérer, ni le Parlement bourgeois, où les représentants du peuple votaient souverainement les lois, ni aucune des images en général qui sous-tendent ces modèles : le champ de bataille, le théâtre, le stade, chez les Grecs ; l'Ecclesia, la chaire, la Cène chez les chrétiens ; les salons, les cafés, les clubs chez les Modernes - aucun de ces schémas classiques de l'espace public n'est aujourd'hui pertinent. Aucune ne peut être pratiquement investi pour honorer notre exigence de réappropriation du destin, notre exigence d'autonomie.
C'est dans cette tension même entre l'unité européenne et sa pluralité nationale, entre l'unité civilisationnelle de l'Europe et la pluralité culturelle de ses nations que réside son sens de l'universel.
Suite à la sortie de son ouvrage aux éditions du Cerf, Métaphysiques. le sens commun au défi du réel, le Collège des Bernardins invite le philosophe Jean-Marc Ferry à dialoguer autour de son livre avec la psychologue, Magali Croset-Calisto et le théologien, P. Olric de Gélis.