Grandeurs et misères des hommes - Petit traité de dignité

Très beau jour, le jour où l'on est aimé, où le ciel s'ouvre pour qu'un rayon de lumière beau comme un solo de hautbois dans un adagio de Marcello vienne déchirer le voile gris du quotidien ; mais jour comme les autres, le jour où l'on est seulement respecté (à moins qu'on ne l'ait pas été depuis bien des jours, comme la pauvre Julie de tout à l'heure), sans nul rayon de soleil pour nous illuminer ou nous réchauffer.

Il faut peu de temps pour qu'un homme glisse. Peu de temps pour que son monde, qu'il peut croire stable et pérenne, ne soit entraîné vers l'abîme par une sorte de spirale, cette spirale qui, dans les derniers tableaux de Van Gogh, emporte toute la réalité. Étoiles, arbres, ciel comme terre, église d'Auvers-sur-Oise, table, chaises, docteur Gachet : tout peut être emporté dans une sorte de danse générale du monde. Après quoi plus rien n'apparaît stable, ni pérenne : Van Gogh ou le Vertige de l'absolu, comme dit si bien Claude Mettra.
Oui, il faut peu de temps pour qu'un homme glisse, alors qu'il faut tant de temps pour le faire se dresser. Asymétrie des choses : un instant suffit pour vous faire rougir, il vous faudra de longues minutes pour dérougir. Il faut tant de mots, tant de gestes, tant d'attention pour se faire aimer des autres, alors que s'en faire haïr ne prend qu'une minute. Parlez par exemple en mal de ses enfants à celle-ci, dites à cet autre sa laideur, calez deux fois pendant que le feu est vert et le voilà redevenu rouge : c'est fait, vous avez des ennemis mortels. Qu'on le veuille ou qu'on s'en désespère, la réalité n'est pas symétrique mais boiteuse, et la pente se dévale beaucoup plus vite qu'elle ne se gravit.

Ainsi faut-il tenir ensemble l'idée d'une dignité inhérente à l'humanité et l'idée que certaines conditions sont indignes de cette dignité. Certaines conditions, mais aussi certaines conduites.

Parce que seule est respectueuse la relation a autrui qui postule qu'il est libre.

Car tout homme est un secret pour les autres comme pour lui-même.