Avez-vous déjà ressenti ces déjà-vus glaçants, ces pressentiments inquiets ou ces visions cauchemardesques qui vous font douter de votre état d'éveil ou de votre santé mentale ? Les fantômes des onze nouvelles de cette anthologie d'auteures victoriennes susciteront en vous tour à tour le doute, l'incrédulité, l'angoisse et l'effroi.
Qu'ils soient apparents ou cachés, devinés ou avérés, la lecture de leurs histoires laissera en vous une empreinte certaine, qui vous mènera à interroger du regard les ombres tapies dans les coins de votre maison et celles qui ondulent dans le coin de votre oeil, lorsqu'elles pensent que vous ne les regardez plus…
Je suis tombée sur cette anthologie un peu par hasard, et le quatrième de couverture, bien qu'intéressant, m'avait laissée sceptique : superstitieuse et nyctophobe, les
histoires de fantômes ne sont pas ma tasse de thé. Mais par désespoir littéraire, je m'y suis mise. Quelle bonne surprise ce fut !
Il faut dire que
Jacques Finné, traducteur et responsable de cette anthologie, n'en est pas à son premier coup : en 2000, il avait déjà fait paraître une anthologie similaire, intitulée
Les fantômes des Victoriennes, chez le même éditeur. Il récidive, rassemblant onze nouvelles de dix auteures, écrites à cheval sur la fin du règne de Victoria et celui d'Édouard VII, en plein déclin de la culture victorienne et de ses carcans. Car s'il existe un point commun à presque toutes ces auteures, c'est leur refus des conventions sociales et littéraires.
Inspirées des New Women, voire carrément du féminisme, ces auteures ont participé au renouveau de la littérature britannique et même américaine, aux côtés d'Henry James,
Charles Dickens,
Joseph Sheridan le Fanu ou encore
Oscar Wilde. Aujourd'hui peu connue, voire oubliée, leur production souvent prolifique et leur rôle dans le développement des magazines littéraires modernes n'ont pourtant rien à envier à leurs collègues masculins, passés, eux, à la postérité.
Si leurs
histoires de fantômes respectent certains poncifs, tels la brume, le mauvais temps, des paysages et des demeures lugubres, elles recèlent surtout nombre de nouveautés pour les ghost stories de l'époque, marquées par l'influence littéraire de Henry James – et, bien que
Jacques Finné n'y fasse guère allusion, par l'influence de William James sur l'engouement pour la psychologie.
La forme de ces histoires peut ainsi être inhabituelle : La Vérité, toute la vérité, rien que la vérité de
Rhoda Broughton (1873) est un récit épistolaire, où le fantôme, non content d'être aussi discret et invisible qu'une pièce secrète, se révèle de manière indirecte, par fragments, lettre après lettre – originalité qu'on ne retrouvera qu'en 1897 avec la publication de… Dracula.
D'autres récits privilégient aussi un accès particulier au surnaturel, un medium spécifique qui est souvent le regard d'un être apparemment innocent : un enfant (La Villa Lucienne d'Ella D'Arcy, 1896), un chien (Une promesse est une promesse de Mary Cholmondeley, 1890), ou encore un point de vue précis, tel qu'un emplacement sur une route déserte (La voiture pourpre d'
Edith Nesbit, 1910).
Dans cette dernière nouvelle, le fantôme n'est d'ailleurs pas une personne, mais, chose plus rare dans la littérature fantastique victorienne, un objet, une machine moderne. Enfin, si certains fantômes apparaissent pour eux-mêmes, délivrant un ultime message (Ce qui se passa à la gare de Grover de
Willa Cather, 1900), ressassant les jours heureux et leur fin tragique (Le portrait disparu de Mrs. Alfred Baldwin, 1895), ou protégeant un endroit qui leur fut cher (Terrain à vendre de Mary Eleanor Wilkins-Freeman, 1903), d'autres sont de pures rémanences, sédiments venimeux et indélébiles, comme celui de l'histoire qui donne son titre à l'anthologie, L'Ombre tapie dans le coin de
Mary Elizabeth Braddon (1879), où une jeune fille se trouve acculée par le destin funeste du précédent occupant de sa chambre.
Toutes ces
histoires de fantômes se distinguent par la finesse de leur écriture : l'attention aux détails dans la description des paysages et du décor, des toilettes et des moeurs ; la place accordée à la psychologie des personnages, leurs émotions et leurs motivations ; la dimension ouverte des récits, c'est-à-dire la non résolution de toutes les facettes de l'histoire, qui leur permet de hanter, à leur tour, celles et ceux qui les lisent.
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