Grâce à la dernière Masse Critique de 2021, j'ai eu le plaisir de recevoir le roman graphique "
Celle qui nous colle aux bottes" et je remercie autant Babelio que les éditions "Rue de l'Échiquier" pour cet envoi. Mon choix s'était porté sur cet ouvrage suite à la lecture de "Mohican" de Fotorino, et de fait, ils se complètent à merveille, mettant en lumière nos agriculteurs.
• Marine de Franqueville est une artiste diplômée de l'Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs, section cinéma d'animation. On comprend alors aisément le lien avec ses talents d'illustratrice pour ce roman graphique, le premier publié.
• Issue d'un milieu où la terre se lègue autant que le métier d'agriculteur, elle a fait le choix, tout autre, de suivre un cursus artistique. Mais peut-on jamais vraiment s'éloigner de ses racines, encore plus quand celles-ci sont tellement ancrées dans la terre ?
• Marine va donc profiter de son projet de mémoire de fin d'études aux Arts Déco pour emboîter le pas de son père, agriculteur conventionnel dans la Marne, et tirer de leurs dialogues le sujet de son mémoire.
• L'auteure rentre assez vite dans le vif du sujet, qu'elle veut étayé, nourri de sources chiffrées et de graphiques. La démarche est donc clairement annoncée comme pédagogique
• Cet ouvrage est de ce fait extrêmement documenté et propose de nombreuses références, recouvrant différents domaines (l'histoire, l'économie, la sociologie...), mais toutes convergent à mettre en exergue les causes multifactorielles qui ont abouti à l'agriculture "moderne", toujours en la recontextualisant dans le monde d'aujourd'hui.
• À chaque échange entre Marine et son père, à chaque constat est introduit un graphique, un dessin explicatif, une carte, une photo, un texte souvent extrait d'un ouvrage. La veine de l'ouvrage est donc bien didactique, le dessin étant l'outil de la compréhension de données qui, dans un livre classique, pourrait être un peu plus rébarbatif, à la façon de feu nos manuels d'histoire-géo!!
• Exceptée la couverture, les dessins sont exclusivement en noir et blanc, et
le trait reste assez simple mais traduit cependant parfaitement les expressions des visages.
L'auteur livre un roman graphique donc très instructif, et parvient à exprimer ses propres opinions tout en offrant la possibilité à son père d'exposer les raisons de ces choix à lui. Ce n'est pas un choc des générations mais une mise au point où chacun partage ses arguments, à chaque fois très étayés.
• Avoir couplé l'étude de l'agriculture à la façon dont elle est exercée par son propre père, confère au sujet un abord forcément plus intime. le regard est tendre et le père, même quand il n'approuve pas les opinions de sa fille, ou quand il s'en sent incompris, laisse toujours le dialogue ouvert. Outre une confrontation des idées, ce livre est un beau partage.
• le récit se construit autour de l'échange entre Marine et son père. Il raconte sa vie d'agriculteur, ses débuts, tout en incluant dans son parcours l'histoire de sa vie de famille, de sa rencontre avec sa future femme, à la naissance des enfants, dont Marine.
• Il explique ses débuts à la ferme, les parcelles cultivées, (jusqu'à en raconter l'origine des noms), ses engins et les problèmes d'entretien inhérents, les lois conçues par des technocrates, la difficulté d'endosser le mauvais rôle auprès de l'opinion publique, le choix des cultures et des semences, sa peur d'un rendement insuffisant et de ne pas être rentable...
• Sa fille aborde d'ailleurs la complexification du métier d'agriculteurs face aux coûts d'entretien d'une exploitation (entretien du matériel, hausse du prix du pétrole, baisse de leurs rétribution du fait des fluctuations du prix du blé, nécessité de se dégager un salaire, gestion de l'administratif ...)
• Bien sûr, Marine Franqueville a son opinion, mais plutôt que de l'assener, elle n'hésite pas à éclairer l'agriculture actuelle en exhumant sa genèse : elle cite des références scientifiques et historiques pour expliquer par exemple le remplacement d'une société de chasseurs- cueilleurs par celle des "producteurs alimentaires". Elle s'appuie ce faisant sur les travaux de
Jared Diamond (géographe, biologiste évolutionniste, physiologiste, historien et géonomiste américain), notamment issus de son ouvrage "De l'inégalité parmi les sociétés", qui lui valu le Prix Pulitzer en 1998. (C'est l'occasion pour moi d'un 1er contact avec cet auteur dont je découvre les extraits du passionnant de "
Effondrement: Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie").
• Tout le champs lexical propre à l'agriculture, d'hier et d'aujourd'hui, est égrené et à chaque fois expliqué de façon synthétique et illustré : rotation des cultures, assolement triennal médiéval, disparition des jachères,... donc des pâturage pour bétail,... donc de la fumure, remplacée par nos engrais chimiques actuels. Mais de ce fait, multi-contamination de ces sols (pesticides, métaux lourds...). L'auteure aborde aussi le phénomène néfaste du remembrement (anéantissant les haies et leurs écosystèmes) et de l'érosion des sols (épisode du Dust Bowl, en 1935).
• Marine Franqueville liste une succession de pistes explicant cette agriculture intensive avec un balayage assez large, évoquant à la base de ce cercle vicieux le capitalisme, en s'appuyant sur l'ouvrage "Écologie et politique" d'
André Gorz". Elle part toujours d'exemples simples et concrets, comme l'accession à l'automobile, au début privilège d'élite, puis se democratisant, aboutissant à un cercle vicieux d'enfermement dans une dépendance constante infernale: l'achat de la voiture n'est pas suffisant car il faut encore ensuite assumer tous les à-côtés : essences, réparations, péages, assurances.
Elle dénonce globalement un système qui pousse à vouloir toujours plus posséder et plus consommer. Induisant la nécessité de toujours plus travailler pour pouvoir assumer financièrement tous ces besoins. Parallèlement elle constate que dans d'autres pays moins industrialisés, il y a moins de voiture, les gens se déplacent certes moins vite mais le rythme de vie, qui subit bien moins les diktats du pétrole, s'en ressent. L'exemple de la voiture, très parlant pour une majorité d'entre nous, peut tout à fait s'appliquer au monde de l'agriculture. S'équiper en engins et outils qui boostent le rendement, c'est formidable mais il y a un prix, exorbitant, à payer pour ensuite entretenir ce matériel. le métier ainsi pratiqué implique donc de toujours "produire plus" pour assumer tous ces coûts.
• Concernant le tournant décisif de l'agriculture traditionnelle vers l'exploitation intensive après-guerre, les documents et extraits de textes choisis pour éclairer ce changement sont très pertinents. On en retient que les industriels ont déployé de gros efforts publicitaires pour proposer leurs produits sur le marché, incitant fortement les agriculteurs à abandonner fumier et autres engrais organiques pour une version plus industrielle, à base d'engrais minéraux azotés et phosphatés... Ajoutons à cela une forte volonté politique dès 1959 dénonçant
> l'archaïsme des structures parcellaires et des méthodes de production
> "l'excès de protectionnisme de l'agriculture française" (les agriculteurs ont dû apprécier...)
et on comprend mieux le "virage" qui sera pris alors vers l'intensification des rendements...
• Si Marine de Franqueville soulève le rôle prépondérant des industriels de la chimie, elle mentionne aussi judicieusement celui de l'agroalimentaire qui commercialise des graines, certes à fort rendement mais uniquement actives sur 4 à 5 ans, rendant l'agriculteur perpétuellement dépendant d'achat de semences. Marine de Franqueville sait manier arguments et exemples malheureusement concrets pour faire un portrait à charge contre ces mastodontes : l'exemple de l'opportunisme des multinationales, plaçant leurs produits aux agriculteurs éthiopiens (comme une corde autour de leur cou !) en pleine période de sécheresse et de famine en 1984-85, est saisissant...
• L'auteure soulève d'ailleurs la question très intéressante du droit à l'alimentation : droit à
- recevoir une alimentation
- ou à avoir accès à une alimentation de qualité, bonne pour la santé ?
En effet, en fonction de nos revenus, nous sommes inégaux face au droit à une alimentation saine et cette alimentation est d'après les statistiques le "poste budgétaire" sur lequel on va "rogner"...
• Face à cet inventaire désastreux, ce père qui a pratiqué une agriculture conventionnelle oppose aussi ses arguments, dont principalement la nécessité de nourrir 7 milliards de personnes...
• Ce sont deux générations qui s'affrontent à coups d'arguments justifiés, le père comprend les intentions louables de sa fille mais dénonce les déclarations politiques, faites par des technocrates concernant l'interdiction du glyphosate, en soulignant judicieusement qu'aucune alternative ne leur est proposée:
"- Mais quand même, il y en a qui font sans glyphosate !"
"-Mmmm... Et j'ai du mal à comprendre comment ils s'en sortent sans aucun produit chimique. Moi, j'ai appris mon métier avec."
• C'est tout un mode de fonctionnement à remettre en cause avec intelligence et surtout en réfléchissant collectivement à de nouveaux modes d'exploitation et en accompagnant nos agriculteurs.
• L'échange avec une nouvelle agricultrice qui ose non seulement le bio mais surtout une agriculture intelligente (qui favorise par exemple les plantes apportant de l'azote dans ses parcelles) redonne espoir dans une génération qui apprend à respecter sa terre, à comprendre que les espèces végétales se complètent et qu'il y a tout intérêt à tirer profit de leurs qualités respectives, plutôt que de labourer à outrance, massacrer les bestioles utiles (vers de terre, coccinelle...), et bombarder de produits nocifs. À tout vouloir contrôler, l'homme s'est privé de bien des ressources de la nature : entretenir la spirale de la vie plutôt que d'épandre à tout va...
• Sur un fond très instructif, j'ai beaucoup aimé le ton affectueux de Marine de Franqueville qui tente de dresser un état des lieux de l'agriculture française, de faire valoir ses idées plus tournées vers une version raisonnée, tout en ne jugeant pas son père qui a eu le courage d'exercer un métier éreintant durant 40 ans.